Jeudi 10 mars 2005
Suite...
C'est de la faute à Hérodote, de son nom grec Herodotos. Né dans une famille riche, ça aide, il a passé son temps à voyager en Asie Mineure, en Egypte, en Sicile, en Babylonie, en Perse jusqu'à Suse. Bien sûr, partout il recueille mythes, coutumes, anecdotes, de nombreuses histoires et passe son temps à observer les gens et à discuter avec ses hôtes grecs installés dans le pays visité ou d'étrangers hellénisés.
Rien d'étonnant qu' il passe sa vie à raconter tout ce qu'il a vu, et tout ce que ça l'a fait penser. C'est comme ça qu'après on devient " le père de l'histoire " comme l'a surnommé Cicéron, et que ses œuvres s'appellent Histoires ou Enquête. Chroniques, reportages, écrits en prose, et tout pour distraire !
Il n'eut d'ailleurs pas le temps de finir. Il meurt pendant qu'il compose le récit des évènements de l'année 478 av.J.C.
J'aime Hérodote. Il m'est sympathique. Dans ses Histoires, ou son " Enquête ", on trouve des pensées pas connes, du genre :
Quand on commence, on ne sait pas comment ça finira.
Donnez tout pouvoir à l'homme le plus vertueux qui soit, vous le verrez bientôt changer d'attitude.
Une multitude est sans doute plus facile à leurrer qu'un seul homme.
Phrases qui ont toujours un sens sous notre règne raffarinois...
De plus, grand intello, il va jusqu'au bout : sa carte du monde ressemble à un cerveau (pour être exact, un encéphale)
Les mers intérieures y sont autant de ventricules remplis de liquide céphalo-rachidien... Manquent à la rigueur, le bulbe rachidien et le cervelet, mais bon, on lui pardonne, d'autant plus qu'à son époque, on ne connaissait pas ce schéma, et encore moins les voies dopaminergiques qui sont celles ... du plaisir et de la récompense...
Pour comprendre mon émoi, il faut savoir que dans le 3ème livre de son Enquête (qui en comprend 9, ce qui en fait une des plus longues œuvres de l'Antiquité), il raconte l'invasion de l' Égypte par un souverain perse pas piqué des vers du nom de Cambyse II, fils et successeur de Cyrus II le Grand, fils qu'il décrit tout simplement comme étant un tyran dément cruel, assoiffé de sang, capable aussi bien de profaner les tombes, détruire des obélisques que d'arracher les cheveux et poignarder les cadavres, et capable, entre deux crises d'épilepsie certes, de tuer sa sœur Roxane et faire enterrer vifs les membres de son entourage !
Et bien un jour, pour punir Sisamne(s), un juge corrompu qui avait prévariqué, Hérodote raconte que Cambyse n'a rien trouvé de mieux que de le faire écorcher vivant. Mais cela ne suffisait pas. Avec les bandelettes de peau récoltées, il fit recouvrir le siège du juge et nomma le propre fils de ce dernier comme son successeur, en lui disant qu'à chaque fois qu'il rendrait la justice, il devrait s'asseoir dessus et ne pas oublier sur quoi il était assis, à savoir...la peau de son père !
Voilà donc Cambyse (qu'on trouve écrit aussi avec un s, de même que le juge Sisamne), et un de ses raffinements, resté dans l'histoire, grâce à Hérodote, sous le nom du jugement de Cambyse.
Je n'ai pas oublié pourquoi je vous raconte tout ça, mais avant d'y venir, je voudrais faire remarquer que la prévarication, mot peu employé aujourd'hui, est oh combien d'actualité. Pour cela rien de mieux que de vous faire partager un excellent article qui définit ce terme, publié sur le site de l'Ordre des avocats. Vous savez combien tous ces Ordres-là ne rigolent pas, et bien là bravo, on ne peut être plus clair. À découper d'urgence et à envoyer à vos élus. C'est moi qui met en gras.
"Un certain nombre d'affaires font en ce moment le bonheur des journalistes, et mettent en cause des hommes ou des femmes publics qui se sont laissé tenter par les facilités que leur offraient leur position. On parle donc abondamment de prévarication. Pourtant, si ce mot savant revient souvent, ce n'est pas celui qu'on entend le plus, parce qu'il ne destine pas techniquement un chef d'accusation : on n'est pas mis en examen pour prévarication, mais en général pour abus ou recel d'abus de biens sociaux. L'étymologie est amusante : " prevaricare " signifie en latin marcher de travers, et tout spécialement dévier quand on laboure, ne pas savoir tracer un sillon droit. De là, le mot est passé dans un sens religieux : ne pas respecter les Ecrits sacrés, transgresser la loi religieuse, puis juridique, avec une acception particulière : se mettre d'accord en secret avec la partie adverse, lors d'un procès. Il s'agit donc soit d'un avocat qui fait semblant de défendre les intérêts de son client, mais qui, payé par l'autre, ne cherche qu'à perdre l'affaire, soit d'un juge acheté, qui rendra sa décision en faveur du plaideur le plus généreux. Aujourd'hui, le mot, quand il s'utilise est pris dans un sens plus général : la prévarication est le fait de profiter de sa situation professionnelle ou sociale (élu, haut fonctionnaire… pour assurer son enrichissement personnel). Et ça peut aller du " délit d'initiés " - utiliser sa connaissance de certaines décisions économiques encore secrètes pour spéculer à la Bourse - à l'abus de " biens sociaux ". L'expression abus de biens sociaux, malgré son caractère administratif, est assez claire : on profite de biens (en termes de services - le travail du jardinier, ou d'objets concrets, ou tout simplement de finances, billets d'avion, salaires fictifs, carte bleue magique…) pour améliorer sa vie privée et celle de ses amis."

C'est causant et d'actualité non ?
Et bien figurez vous qu'il y a une trentaine d'années, en visite à Lille, Monique S., la compagne de mon grand ami Dominique, me proposa un après-midi de faire un tour dans les musées de la région, et d'aller à Bruges.
Direction : le Musée Groeninge couvrant une grande période, puisqu'on y trouve aussi bien Jérôme Bosch, James Ensor, Hans Memling que Delvaux ou Magritte.
Je ne savais bien sûr pas que j'allais me souvenir toute ma vie de cette visite en découvrant un diptyque de Gérard David, Hollandais qui vint se fixer vers 1483 à Bruges et qui fut sans doute un élève de Memling, et qui donne sa version de l'histoire.
Le Jugement de Cambyse est le nom de ce diptyque peint vers 1498-99. Les deux tableaux ont été commandés à David pour la salle des échevins de l'Hôtel de Ville, et devaient bien sûr rappeler aux magistrats suprêmes de Bruges les devoirs et les obligations de leur charge.
- Le premier représente Sisamnès, arrêté en pleine gloire pour avoir abusé de son pouvoir,
- Le deuxième est la peinture, très réaliste du supplice.
Je me souviens que j'étais passé devant une première fois, sans voir qu'il s'agissait d'un supplice. Vu de loin, c'était magnifique, beau, typique de la peinture flamande. Des beaux costumes, des nobles, un groupe de notables quoi...Des chirurgiens qui étaient en train d'opérer un type pour lui sauver la vie quoi.
Une fois de plus je n'avais rien vu.
C'est dans la boutique que sur une reproduction en carte postale que je vis ce que cela représentait et que je me sentis pâlir.
Ce tableau m'avait caché son jeu. Il fallait que je l'affronte.
je suis alors retourné dans la salle et me suis planté devant et suis resté une bonne demi-heure à toutes les distances, à approcher cette chair qu'on décollait du corps. Je me souviens que j'en retenais mon souffle.
Ça me faisait mal. je n'avais jamais aimé chez ma grand mère quand elle " dépiautait " les lapins, mais là, c'était pas du lièvre.
J'entendais tous des scalpels qui grattaient sous la peau...
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Il lui a quasiment tout décollé sur une jambe et il s'apprête à lui retourner la peau du talon, comme une chaussette. Sa tête ne semble pas affectée. Il semble calme. Il tient son couteau entre les dents, non pas pour faire peur, mais juste par commodité. D'imaginer le contact de sa main droite nue directement sur les muscles de la jambe me fait dresser les poils sur la peau. Comme quand on mord une serviette sèche entre les dents.
Les trois autres n'ont pas l'air traumatisés non plus. Le petit jeune de droite, celui au tricot rouge fait une drôle de tête quand même. D'abord, c'est le seul qui semble nous regarder, nous témoins de la scène, les voyeurs. Sourire ou pincement de lèvres, l'air d'être navré un peu... Ou alors, moralisateur : " Vous voyez ce qui arrive, quand on profite de sa position..." ou " Il n'avait qu'à pas faire ça..." ou peut-être est-il tout simplement content que pour une fois " un de la haute " est puni. Car lui vu son tricot simplement noué n'est pas de la classe dirigeante, ça c'est sûr.
La scène se situe au début du supplice. Car à part celui de droite qui s'occupe de la jambe et qui " est bien avancé", les autres ne font que commencer à lui inciser les bras et la poitrine.
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Ce qui est grand dans ce tableau c'est que David exécute le juge (et sa commande à lui en même temps) avec sérieux, calme et émotion, et sous le regard de gens qui ne se laissent pas aller à leurs sens. Le regard des spectateurs de la scène est incroyablement serein et digne. Juste les types de gauche discutent un peu, mais pas très fort (ils s'aident de leurs mains), mais peut-être même pas du jugement, de la peine, peut-être discutent-ils juste de leur commerce, de leurs affaires courantes ou de l'actualité, des Fillons ou des Raffarins locaux qui poussent un peu loin le bouchon...
Seuls trois semblent s'intéresser vraiment au spectacle de " l'opération " (les 4è, 8è et 10ème sur la rangée du haut, en partant de la gauche).
Le détachement de ces gens est sans doute une idée de génie de David pour traiter un sujet, qui faut le dire est quand même cruel, macabre, une scène de torture et qui se terminera par une boucherie.
(revenez deux heures plus tard, quand le juge sera complètement "dépiauté"...) . Non, pas de sang, ni sur la table, ni sur les mains, ni dans les plaies. Le minimum de crédibilité est donné juste par un petit filet au point d'incision de la cuisse gauche, et deux petits filets discrets au point d'incision de la poitrine.
On imagine ce que les peintres espagnols auraient fait d'une telle scène, et comment ils auraient transformé cette noble scène en répugnance...
On pourrait se poser des dizaines de questions sur ce tableau, et il contient de nombreuses scènes annexes très intéressantes :
- Que se passe t-il (ou se trame -t-il) en arrière au fond et à droite des tréteaux où on s'occupe du juge ?,
- Est-ce vrai que sur le panneau de gauche, la fille qui est sur le perron au fond est la promise au juge et qu'elle est en train d'en apprendre l'arrestation ?...
- Qui va ramasser par terre son carnet d'adresses et que contient-il ?
- Les feuillets qui dépassent de sa serviette sont-ils son testament ? une lettre d'amour à sa belle ?
Ah dommage que Daniel Arasse ne soit plus plus là, je lui aurais téléphoné ! Ce qu'il nous manque !
Je voudrais juste avant d'arrêter là pour aujourd'hui, pendant que je suis au niveau du sol, vous faire remarquer les chiens (ceux du peuple j'entends, pas l'espèce de Bibiche du juge, tel chien tel maître).
Je m'excuse d'être aussi vulgaire, mais j'ai l'impression...qu'ils s'en battent les couilles !
L'efficacité du tableau provient de son silence. Même la rue est calme. Je n'entends rien à part le grattement des scalpels.
Le juge ne gueule pas. Il souffre, il grimace, mais regardez bien : il serre les dents, implore sans doute le ciel (on ne rencontre rien dans le tableau sur le parcours de son regard).
Vivante et terrible, mais pas répugnante et vraiment noble, la scène. Et de quelle actualité !

On voit sans arrêt sur nos quotidiens l'équivalent du panneau de gauche (photos de politiques ou juges ou ministres mis en accusation pour prévarication). MAIS JAMAIS, on ne voit le 2ème panneau.
Dommage.
" La maîtrise picturale rend le spectacle de la torture supportable et permet de s'intéresser au sujet.
Les mots n'offrant aucun repère, mieux vaut s'en tenir aux exemples[...]Ce sont des oeuvres insoutenables, ce ne sont pas des oeuvres laides et sans intérêt.
C'est le paroxysme de l'émotion qui est recherché, non l'exacerbation des sens. Il est recherché dans un climat de confiance et d'abandon que seul peut octroyer cet ensemble d'opérations que l'on résume par le concept de sublimation. La torture épouvantable mise en scène par Gérard David dans La Justice de Cambyse est acceptable en raison du raffinement de la peinture et de la sobriété des expressions; la qualité nous permet finalement de nous intéresser au sujet.
"
dans De tout, de Joris-Karl Huysmans.