« James Joyce » par Valery Larbaud (La Nrf, avril 1922)

 

 Depuis deux ou trois ans James Joyce a obtenu, parmi les gens de lettres de sa génération, une notoriété extraordinaire. Aucun critique ne s'est encore occupé de son œuvre et c'est à peine si la partie la plus lettrée du public anglais et américain commence à entendre parler de lui ; mais il n'y a pas d'exagération à dire que, parmi les gens du métier, son nom est aussi connu et ses ouvrages aussi discutés que peuvent l'être, parmi les scientifiques, les noms et les théories de Freud ou de Einstein. Là, il est pour quelques-uns le plus grand des écrivains de langue anglaise actuellement vivants, l'égal de Swift, de Sterne et de Fielding, et tous ceux qui ont lu son Portrait de l'Artiste dans sa Jeunesse s'accordent, même lorsqu'ils sont de tendances tout opposées à celles de Joyce, pour reconnaître l'importance de cet ouvrage ; tandis que ceux qui ont pu lire les fragments d'Ulysse publiés dans une revue de New-York en 1919 et 1920 prévoient que la renommée et l'influence de James Joyce seront considérables. Cependant, si, d'autre part, vous allez demander à un Membre de la « Société (américaine) pour la Suppression du Vice » : Qui est James Joyce ? Vous recevrez la réponse suivante : C'est un Irlandais qui a écrit un ouvrage pornographique intitulé Ulysse que nous avons poursuivi avec succès en police correctionnelle lorsqu'il paraissait dans la Little Review de New-York.
  Il s'est en effet passé pour Joyce aux États-Unis ce qui s'est passé chez nous pour Flaubert et pour Baudelaire. Il y a eu plusieurs procès d'intentés contre The Little Review à propos d'Ulysse. Les débats ont été parfois dramatiques et plus souvent comiques, mais toujours à l'honneur de la directrice de The Little Review, Miss Margaret Anderson, qui a combattu vaillamment pour l'art méconnu et la pensée persécutée.
  Étant donné les précédents que je viens de citer (Flaubert et Baudelaire) auxquels il convient d'ajouter celui de Walt Whitman, dont les livres ont été, en leur temps, officiellement classés comme « matière obscène » et de ce fait déclarés intransportables par l'administration des Postes aux États-Unis — nous ne pouvons pas hésiter un instant entre les jugements des membres de la Société pour la Suppression du Vice et l'opinion des lettrés qui connaissent l'œuvre de James Joyce. Il est en effet bien invraisemblable que des gens assez cultivés pour goûter un auteur aussi difficile que celui-ci, prennent un ouvrage pornographique pour un ouvrage littéraire.
  Je vais maintenant essayer de décrire l'œuvre de James Joyce aussi exactement que possible, et sans chercher à en faire une étude critique : j'aurai bien assez à faire de dégager, ou d'essayer de dégager, pour la première fois, les grandes lignes de cette œuvre et d'en donner une idée un peu précise. [...]
  Le lecteur qui, sans avoir l'Odyssée bien présente à l'esprit, aborde ce livre, se trouve assez dérouté. Je suppose, naturellement, qu'il s'agit d'un lecteur lettré, capable de lire sans en rien perdre des auteurs comme Rabelais, Montaigne et Descartes ; car un lecteur non lettré ou à demi-lettré abandonnerait Ulysse au bout de trois pages. Je dis qu'il est d'abord dérouté ; et en effet, il tombe au milieu d'une conversation qui lui paraît incohérente, entre des personnages qu'il ne distingue pas, dans un lieu qui n'est ni nommé, ni décrit, et c'est par cette conversation qu'il doit apprendre peu à peu où il est et qui sont les interlocuteurs. Et puis, voici un livre qui a pour titre Ulysse, et aucun des personnages ne porte ce nom, et même le nom d'Ulysse n'y apparaît que quatre fois. Enfin, il commence à voir un peu clair. Incidemment, il apprendra qu'il est à Dublin. Il reconnaît le héros du Portrait de l'Artiste, Stephen Dedalus, revenu de Paris et vivant parmi les intellectuels de la capitale irlandaise. Il va le suivre pendant trois chapitres, le verra agir, l'écoutera penser. C'est le matin, et de huit heures à onze heures, le lecteur suit Stephen Dedalus ; puis au quatrième cbapitre, il fait la connaissance d'un certain Léopold Bloom qu'il va suivre pas à pas toute la journée et une partie de la nuit, c'est-à-dire pendant les quinze chapitres qui, avec les trois premiers, constituent le livre entier, environ 800 pages. Ainsi, cet énorme livre raconte une seule journée ou, plus exactement, commence à huit heures du matin et finit dans la nuit, vers trois heures.
  Donc, le lecteur va suivre Bloom à travers sa longue journée ; car même si, à une première lecture, beaucoup de choses lui échappent, assez d'autres le frappent pour que sa curiosité et son intérêt demeurent constamment en éveil. Il s'aperçoit qu'avec l'entrée en scène de Bloom, l'action reprend à huit heures du matin, et que les trois premiers chapitres de la marche de Bloom à travers sa journée, coïncident dans le temps avec les trois premiers chapitres du livre, ceux au cours desquels il a suivi Stephen Dedalus. C'est ainsi qu'un nuage, que Stephen a vu du haut de la tour à neuf heures moins le quart, par exemple, est vu, soixante ou quatre-vingt pages plus loin, mais à la même minute, par Léopold Bloom qui traverse une rue. [...]
  Je reviens à ce lecteur non lettré qui a été rebuté dès les premières pages du livre, trop difficile pour lui, et je suppose qu'après lui avoir lu quelques passages pris dans différents épisodes, on lui dise : « Vous savez, Stephen Dedalus est Télémaque, et Bloom est Ulysse ». Il croira, cette fois, qu'il a compris : l'œuvre de Joyce ne lui paraîtra plus ni rebutante, ni choquante ; il dira : « Je vois : c'est une parodie de l'Odyssée. » Et, en effet, pour lui l'Odyssée est une grande machine solennelle, et Ulysse et Télémaque sont des héros, des hommes de marbre inventés par la froide antiquité pour servir de modèles moraux et de sujets de dissertations scolaires. Ce sont pour lui des personnages solennels et ennuyeux, inhumains, et il ne peut s'intéresser à eux que si on le fait rire à leurs dépens, — c'est-à-dire, en somme, quand on leur donne un peu de cette humanité dont il croit, de bonne foi, qu'ils manquent.
  Or, il y a des chances pour que le lecteur lettré n'ait pas une opinion bien différente de celle-là sur l'Odyssée. Il est resté sous l'impression qu'il en a reçu au collège : une impression d'ennui ; et comme il a oublié le grec, s'il a jamais été capable de le lire couramment, il lui est à peu près impossible de vérifier par la suite si cette impression était juste. La seule différence qui le sépare du lecteur non lettré c'est que pour lui l'Odyssée est, non pas solennelle et pompeuse, mais simplement sans intérêt, et par conséquent il n'aura pas la naïveté de rire quand il la verra travestie : la parodie l'ennuiera autant que l'œuvre elle-même. Combien de lettrés sont dans ce cas, même parmi ceux qui pourraient lire l'Odyssée dans le texte ! Pour d'autres, elle sera une étude de grand luxe, surtout philologique, historique et ethnographique, une spécialisation, une très noble manie, et ils ne sentiront qu'accidentellement la beauté de tel ou tel passage. Quant aux créateurs, aux poètes, ils n'ont pas le temps d'examiner la question et préfèrent la considérer comme réglée. L'Antiquité, l'Athènes intellectuelle, est trop loin et le voyage coûte trop cher et ils sont trop occupés pour y aller. Du reste, sa civilisation ne leur a-t-elIe pas été transmise par héritage, de poète en poète, jusqu'à eux ? Pourtant, eux seuls pourraient comprendre les paroles de leur ancêtre commun. Certains finissent cependant par faire le voyage, mais ils s'y prennent trop tard, à une époque de leur vie où la puissance créatrice est éteinte en eux. Ils ne peuvent plus qu'admirer et parler aux autres de leur admiration ; quelques-uns essaient de la faire partager et de la justifier, et alors ils consument leurs dernières années à faire une traduction, généralement mauvaise, et toujours insuffisante, de l'Iliade et de l'Odyssée.
  Le grand bonheur, la chance extraordinaire de James Joyce, ça été de faire le voyage à l'époque où la puissance créatrice commençait à s'éveiller en lui.
  Encore enfant, chez les Pères, il s'était senti attiré vers Ulysse, tout juste entrevu dans une traduction de l'Odyssée, et un jour que le professeur avait proposé à toute la classe ce thème : Quel est votre héros préféré ? tandis que ses camarades répondaient en citant les noms des différents héros nationaux de l'Irlande ou de grands hommes tels que Saint Français d'Assise, Galilée ou Napoléon, il avait répondu : Ulysse, — réponse qui n'avait que médiocrement plu au professeur qui, bon humaniste et connaissant assez bien le héros d'Homère, devait le juger défavorablement. Ce choix d'Ulysse pour héros favori ne fut pas chez Joyce un caprice d'enfant. Il resta fidèle au fils de Laerte, et au cours de son adolescence il lut et relut l'Odyssée, non pas pour l'amour du grec ou parce que la poésie d'Homère l'attirait alors particulièrement, mais pour l'amour d'Ulysse. Le travail de création dut commencer dès cette époque-là. Joyce tira Ulysse hors du texte et surtout hors des énormes remparts que la critique et l'érudition ont élevés autour de ce texte, et au lieu de chercher à le rejoindre dans le temps, à remonter jusqu'à lui, il fit de lui son contemporain, son compagnon idéal, son père spirituel. [...]
  [Ulysse] est homme, et le plus complètement humain de tous les héros du cycle épique, et c'est ce caractère qui lui a valu d'abord la sympathie du collégien ; puis peu à peu, en le rapprochant toujours davantage de lui-même, le poète adolescent a recréé cette humanité, ce caractère humain, comique et pathétique de son héros. Et en le recréant, il l'a placé dans les conditions d'existence qu'il avait sous les yeux, qui étaient les siennes : à Dublin, de nos jours, dans la complication de la vie moderne, et au milieu des croyances, des connaissances et des problèmes de notre temps.
  Du moment qu'il recréait Ulysse, il devait, logiquement,
recréer tous les personnages qui, dans l'Odyssée, tiennent
de près ou de loin à Ulysse. De là à recréer une Odyssée à leur niveau, une Odyssée moderne, il n'y avait qu'un pas à franchir.
  Et de là le plan du poème. Dans l'Odyssée, Ulysse n'apparaît qu'au chant V. Dans les quatre premiers, il est question de lui, mais le personnage qui est est en scène est Télémaque ; c'est la partie de l'Odyssée qu'on appelle la Télémachie : elle décrit la situation presque désespérée dans laquelle les Prétendants mettent l'héritier du Roi d'Ithaque, et le départ de Télémaque pour Lacédemone, où il espère avoir des nouvelles de son père. Donc, dans Ulysse les trois premiers épisodes correspondent à la Télémachie : Stephen Dedalus, le fils spirituel d'Ulysse et son héritier, est constamment en scène.
  Du chant V au chant XIII se déroulent les aventures d'Ulysse. Joyce en distingue douze principales, et c'est à elles que correspondent les douze chapitres ou épisodes centraux de son livre. Les derniers chants de l'Odyssée racontent le retour d'Ulysse à Ithaque et toutes les péripéties qui aboutissent au massacre des Prétendants et à sa reconnaissance par Pénélope. À cette partie de l'Odyssée, qu'on appelle le Retour, correspondent, dans Ulysse, les trois derniers épisodes qui, dans Ulysse même, font pendant aux trois épisodes de la Télémachie.
  Voilà les grandes lignes du plan qu'on peut représenter graphiquement de la façon suivante : en haut, trois panneaux : la Télémachie ; au-dessous, les Douze Épisodes ; et, en bas, les trois épisodes du Retour. En tout dix-huit panneaux, — les dix-huit nouvelles.
  À partir de là, sans perdre complètement de vue l'Odyssée, Joyce trace un plan particulier à l'intérieur de chacun de ses dix-huit panneaux, ou épisodes.
  Ainsi chaque épisode traitera d'une science ou d'un art particulier, contiendra un symbole particulier, représentera un organe donné du corps humain, aura sa couleur particulière (comme dans la liturgie catholique), aura sa technique propre, et en temps qu'épisode, correspondra à une des heures de la journée.
  Ce n'est pas tout, et dans chacun des panneaux ainsi divisés, l'auteur inscrit de nouveaux symboles plus particuliers, des correspondances.
  Pour être plus clair, prenons un exemple : l'épisode IV des aventures. Son titre est Eole : le lieu où il se passe est la salle de rédaction d'un journal ; l'heure à laquelle il a lieu est midi ; l'organe auquel il correspond : le poumon ; l'art dont il traite : la rhétorique ; ses couleurs : le rouge ; sa figure symbolique : le rédacteur en chef ; sa technique : l'enthymème ; ses correspondances : un personnage qui correspond à l'Eole d'Homère ; l'inceste comparé au journalisme ; l'île flottante d'EoIe : la presse ; le personnage nommé Dignam, mort subitement trois jours avant et à l'enterrement duquel Léopold Bloom est allé, (ce qui constitue l'épisode de la descente au Hadès) : Elpénor.
  Naturellement, ce plan si détaillé, ces dix-huit grands panneaux tout quadrillés, cette trame serrée, Joyce l'a tracée pour lui et non pour le lecteur ; aucun titre ni sous-titre ne nous le révèle. C'est à nous, si nous voulons nous en donner la peine, de le retrouver.
  Sur cette trame, ou plutôt dans les casiers ainsi préparés, Joyce a distribué peu à peu son texte. C'est un véritable travail de mosaïque. J'ai lu ses brouillons. Ils sont entièrement composés de phrases en abrégé barrées de traits de crayon de différentes couleurs. Ce sont des annotations destinées à lui rappeler des phrases entières, et les traits de crayon indiquent, selon leur couleur, que la phrase rayée a été placée dans tel ou tel épisode. Cela fait penser aux boîtes de petits cubes colorés des mosaïstes.
  Ce plan, qui ne se distingue pas du livre, qui en est la trame, en constitue un des aspects les plus curieux et les plus absorbants, car on ne peut pas manquer, si on lit Ulysse attentivement, de le découvrir peu à peu. Mais, quand on songe à sa rigidité et à la discipline à laquelle l'auteur s'est soumis, on se demande comment a pu sortir, de ce formidable travail d'agencement, une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine.
  Évidemment, cela vient de ce fait que l'auteur n'a jamais perdu de vue l'humanité de ses personnages, tout ce mélange de qualités et de défauts, de bassesse et de grandeur dont ils sont faits : l'homme, la créature de chair, parcourant sa petite journée. Mais c'est ce qu'on verra en lisant Ulysse.

  Valery Larbaud, extrait de « James Joyce » dans La Nouvelle Revue française, n° CIII, 1er avril 1922 ; repris dans : Valery Larbaud. Ce vice impuni, la lecture. Coll. « Blanche », Gallimard, 1998
  Il s'agit du texte d'une conférence donnée le 7 décembre 1921 à la Maison des Amis des Livres