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Bergounioux ne va presque jamais au cinéma
mais il en fait,

même avec Jean-Luc Godard.
(à partir de Carnets de notes 2001-2010, Éditions Verdier) (bergounienne no 26)

Tout commence pour Pierre Bergounioux par un coup de téléphone le 24 novembre 2002, belle journée sortie du brouillard matinal ponctuée d'un déjeuner/festin en famille (rosbif aux épinards, gâteau au chocolat, crème jaune et brioche) :
"[...] J.-L. Godard téléphone, vers deux heures, de Suisse. Il prépare un nouveau film qui se passera, pour partie, en Suisse, pour partie à Sarajevo et comprendra trois parties, l’enfer, le purgatoire et le paradis. Il va m’envoyer le scénario. Je parlerai de Faulkner. Il sera à Paris dans la semaine du 9 décembre. Oui, mais le 11 et le 12, je suis de sortie, dans le Calvados. Je n’aurai guère que l’après-midi du jeudi, retour de Normandie, pour le voir.[...] " (page 306)

Environ deux semaines plus tard, (et 5 pages plus loin dans son Carnet de notes) le vendredi 6 décembre 2012, après une matinée mal commencée pour lui (correction de copies et deux heures de cours avec ses chers élèves !), il reçoit des nouvelles :
" [...] Au courrier, le scénario du prochain film de Jean-Luc Godard. Il s’intitule Notre Musique. Je suis censé échanger quelques mots, à propos de Faulkner, avec l’ambassadeur de France à Sarajevo. " (page 311)
Ce n'est pas étonnant.
Cette année-là Bergounioux vient de publier 3 mois plus tôt dans la collection L'un et l'autre chez Gallimard son livre Jusqu'à Faulkner. On sait que Bergounioux place cet écrivain en très haute estime et importance dans la littérature et visiblement Jean-Luc Godard le sait.
On peut penser aussi qu'à la même époque Godard a entrepris la même démarche et contacté le poète palestinien Mahmoud Darwish , l'écrivain espagnol Juan Goytisolo, l'écrivain et philosophe Jean-Paul Curnier et Gilles Pecqueux qui doivent jouer aussi leur propre rôle dans le film.
...
.
Les choses s'accélèrent un peu puisqu'à peine une semaine plus tard, le jeudi 12 décembre, Godard lui donne rendez-vous :
" [...] Cathy m’a laissé un mot. J.-L. Godard m’attend à Paris à trois heures et demie. Guère le temps de respirer. Je reprends le RER, sors à Kleber, dans les beaux quartiers, immeubles de luxe, voitures haut de gamme, passants tout droit sortis de revues de mode. Le bâtiment de la rue Auguste-Vacquerie, où j’ai rendez-vous, est à cent mètres de l’Arc de Triomphe. Il abrite les services de la maison de production. Dans le hall, des gens vêtus avec une recherche qu’on sent coutumière, « naturelle », parlent, assis sur des canapés. Une réceptionniste appelle. J.-L. Godard m’attend au deuxième étage. Je gravis un pompeux escalier. Mon homme est là, tel que je l’imaginais, qu’il fut et demeure, ébouriffé, fumant un gros cigare dans une vaste pièce légèrement en désordre. Nous parlons à bâtons rompus, de ce qu’il a tenté dès le début et s’efforce de faire encore. Je lui dis nettement que je suis professeur de collège. « Aucune importance », me répond-on. J’insiste un peu, par honnêteté, signale que j’ai entendu, par exemple, Claude Brasseur déclarer, un jour, qu’il s’était laissé dire qu’il était n’était pas un bon acteur par mon interlocuteur. Lequel exhale une bouffée de fumée, laisse son regard se perdre dans les lointains avant de déclarer que Pierre Brasseur, Jouvet, Raimu, Michel Simon étaient, eux, des acteurs alors qu’aujourd’hui… "

Bref, il me rassure gentiment. L’appareillage sera réduit au minimum, peu intimidant, et je parlerai d’Homère, et non de Faulkner, pendant deux ou trois minutes. Lorsque je prends congé, la nuit descend et je frissonne, en passant la porte.[...] (pages 313 et 314)
Outre le contact très bergouniesque avec Godard, l'information importante est qu'il ne s'agira plus de parler de Faulkner mais d'Homère. Aucune importance, Godard le sait, Bergounioux fait toujours commencer sa réflexion sur la littérature par Homère, et Godard sait aussi que Bergounioux peut le faire (il a publié chez Circé en 1995 : La cécité d'Homère)
...

Un mois plus tard, alors qu'il commence à neiger dans le jardin de Bergounioux quand il essaie d'étendre du linge dehors, l'assistant de Godard règle le problème du professeur de collège qu'est aussi Pierre Bergounioux. On est le jeudi 30 janvier 2003 : :
" [...] Cathy a expédié un e-mail à l’assistant de J.-L. Godard. Il devait appeler le Ministère pour obtenir qu’un congé extraordinaire me soit accordé, pendant la durée du tournage. Il téléphone. Il fait si mauvais, en février, dans les Balkans, que l’affaire est remise au mois d’avril. Et alors elle tombera pendant les congés de printemps.[...]"

Ce n'est qu'au printemps que l'assistant de Godard se manifeste de nouveau. Le projet se concrétise devant une bouche de métro le samedi 12 avril 2003 :
" [...] J’ai rendez-vous à deux heures, devant la station Port Royal, avec un assistant de J.-L. Godard, Hassan, qui me remet mes billets d’avion ainsi que la nouvelle version du scénario.[...]" (page 347)

Le lendemain dimanche, Bergounioux stresse un peu :
" [...] Je mets ce cahier à jour, ce que je n’avais pu faire, hier, à cause du voyage, de l’occupation des retours, lis la dernière version du scénario – Notre musique- et me mets en devoir d’apprendre les quelques phrases que je débiterai devant la caméra.[...]" (page 347)
" [...] Cathy est allée m’acheter des vêtements. Je les essaie sous son œil perçant avant de préparer ma valise, ce qui ne va jamais sans d’obscures hantises – le classique complexe du corps morcelé, les bribes qu’on serre dans un métonyme de soi, la crainte qu’il ne se mue en insupportable fardeau ou cède et ne répande son contenu, ses membres épars, que sais-je ? [...]" (page 347)


Lundi, c'est le grand jour. Bergounioux s'envole pour Sarajevo. Le vol n'est pas direct :
[...] Debout à cinq heures et demie. Cathy me descend à Courcelle. A Roissy peu avant huit heures. Décollage à 9h35, dans un Airbus d’Air France. On s’élève dans le ciel voilé. J’aperçois la marqueterie brun et vert des champs, les motifs irréguliers des bois sans feuilles, encore. Etape à Vienne vers onze heures. On embarque dans un petit biréacteur à destination de Sarajevo. J’entrevois les collines qui cernent la ville. Sur le tarmac, un hélicoptère américain d’un vert mat, intense. [...]" (page 348)
Ce n'est qu'à l'arrivée que Pierre Bergounioux s'aperçoit qu'il a voyagé avec Jean-Paul Curnier, venu à Sarajevo pour la même raison .
[...] Paul Grivas nous accueille, Jean-Paul Curnier avec qui j’ai voyagé sans le savoir, et moi. Du parking, on prend déjà un suggestif aperçu de ce qui s’est passé, les collines environnantes, sur lesquelles étaient postés les Serbes, des maisons calcinées, aux murs grêlés d’impacts, d’autres reconstruites récemment, un cimetière, en bord de route, avec de nombreuses sépultures, la carcasse de béton du Parlement dévasté. Nous suivons la rivière Milijacka. Paul Grivas nous laisse à l’hôtel Dardanija, rue Radiceva, et repart pour de nouvelles tâches. [...]" (page 348)

Ensuite, et les jours suivants, on peut suivre pas à pas comment Bergounioux passe ses journées et avec qui. On sait que le cinéma est une école de patience et parfois de solitude. Bergounioux va passer pas mal de temps dans sa chambre. Si vous voulez savoir comment travaille Jean-Luc Godard, comment il tourne, les gens qui l'entourent etc, lisez dans Carnets de notes 2001-2010 les pages 349 à 357.
On s'y aperçoit que Bergounioux reste Bergounioux que ce soit à Gif sur Yvette, à Sarajevo ou en Corrèze. Certaines onservations sont délicieuses, sensibles, intelligentes comme toujours, et d'autres seront qualifiées d'anodines par certains, mais il n'y a pas d'anodin chez Bergounioux pour qui le monde est UN.

Bergounioux nous fait tout partager, comme toujours dans ses carnets de notes mais alors quel acteur est-il ?
Quelques petits extraits (quand même) pour répondre à cette question :

mardi 15 avril :
[...] " Vers dix heures, Paul Grivas passe nous chercher, J.-P. Curnier et moi, pour nous conduire à la bibliothèque [...]
J.-L. Godard, parka, bas de pantalons enfouis dans les chaussettes, règle J.-L. Godard, parka, bas de pantalons enfouis dans les chaussettes, règle les détails puis crie d’une voix de stentor  : « Start ». Il vient me serrer la main, se dit désolé de m’avoir fait venir si tôt, que c’est vendredi et samedi, seulement, que je serai mobilisé alors que je trouve piquant, salubre, extrêmement, de sortir un peu de mes ruminations, de la banlieue, du trou au fond duquel se passent mes jours. J’ai oublié, à force, que le monde extérieur existait, mes semblables, la réalité, maintenant."
[...] (pages 349-350)
Jeudi 17 avril :
[...] " Retour au centre André-Malraux. J.-L. Godard me dit qu’il me guidera, demain, sur le tournage." (page 352)
Vendredi 18 avril jour de tournage, enfin, pour Pierre Bergounioux :
[...] " Matin clair, après quatre journées nuageuses. On nous conduit, J.-P. Curnier et moi, jusqu’à la résidence de Tito. Elle figurera, pour les besoins du film, l’ambassade de France. C’est, dans un parc, un vaste édifice néo-classique peint de couleurs vives. Les murs ne portent plus trace des coups reçus mais on les devine, sous l’enduit. On tourne le plan censé montrer notre arrivée. Tandis que J.-P.Curnier et Aline Schulman arrivent en taxi, je m’achemine, à pied, d’un portail vers l’entrée. Je marque une pause de six secondes au pied des marches. L’ambassadeur est censé me voir de sa fenêtre, que je regarde. Deux prises de vue suffisent." [...] (page 353)

Tout commence donc bien et semble facile. Dans le montage final, cela donnera ça :
Beau pardessus, belle silhouette, mais je ne le trouve pas spécialement à l'aise, et désolé, il ne fait pas une pose de six secondes !

[...] " À l’étage, ensuite, dans un bureau dont une immense table, couverte de journaux, occupe presque toute la longueur. L’ambassadeur, joué par Simon Eine, entre. Je le reconnais. Il donne des ordres à sa secrétaire, vient à moi. Je débite ma tirade sur l’action et la contemplation. Ca va également vite." [...] (page 353)
Cela se suit dans le film mais je sépare les journaux, et l'échange entre Bergounioux et l'ambassadeur.




[...] " On reprend à deux heures. Les invités de l’ambassade, assis, bavardent. On leur sert du champagne. Il y a deux plans. Le premier, facile. Le deuxième, terriblement compliqué, pour des histoires de focale, s’éternise. On fait je ne sais combien de prises de vue. Dans les intervalles, je parle avec Simon Eine. " [...]
Mais là, Bergounioux pour une fois et enfin oserai-je dire, va rater une prestation :
[...] " Je fais rater une prise de vue. J’étais censé parler et me retourner pour prendre une coupe. Je ne vois pas venir la serveuse – je lui tournais le dos- et il faut recommencer. Bien ennuyé. Nous rentrons à l’hôtel. Je suis devant l’ascenseur lorsque, gentiment, on me bouscule, comme un gosse. C’est Jean-Luc Godard, pour effacer, je suppose, le souvenir de la prise ratée, par ma faute." [...] (page 353)

On voit bien qu'il n'est pas à l'aise et que dans sa tête il doit se dire : " faut que je fasse attention cette fois ".
Il faut dire à sa décharge que la serveuse lui arrive bien dans le dos et que prendre une coupe dans sa position n'est pas facile, surtout si on doit sembler " naturel". À l'écran d'ailleurs il ne l'est pas .

Samedi 19 avril :
Levé à six heures et demie du matin, Bergounioux travaille (écrit) toute la matinée.
[...] " À midi, une jeune femme, Timka, qui fait la navette entre les lieux de tournage et les deux hôtels où sont répartis les gens, passe me chercher pour me conduire, une nouvelle fois, à la résidence de Tito." [...]
[...] " C’est sur l’immense palier du premier étage qu’on tourne. Simon Eine donne d’abord la réplique à l’actrice qui joue le rôle de la journaliste de Haaretz. Je suis censé sortir du salon. Il m’aperçoit, vient me saluer. Je m’en vais. Nous n’aurons pas à parler de nos jeunes années ni de Micheline Presle, comme il était prévu dans la version initiale du scénario. L’affaire est terminée à quatre heures, pour moi. [...]

Pas tout à fait :
[...] " En fin d’après-midi, avec J.-P. Curnier, au centre André Malraux où une petite fête marque la fin du tournage. Il y a foule. Je grignote des trucs, parle avec Jean- Claude Bouvet. Mon aîné de deux ans. Mène, alternativement la vie échevelée de la jet-set et celle des pauvres lorsqu’il est à bout de ressources. Capable de composer des personnages pleins de prestance, qui exigent tout de tous. Nous devons nous retrouver un peu plus tard dans un restaurant où du poisson nous sera servi. Mais je n’ai pas tellement envie de parler encore ni de manger. Je rentre. "[...} (page 356)

Pierre Bergounioux rentrera à Paris le lendemain. Il ne se sera donc absenté qu'une semaine mais bien remplie.
Il n'a pas perdu son temps : outre le tournage de quelques scènes, quelques balades en ville et les repas en compagnie, les nombreuses discussions avec les autres acteurs et techniciens du film, il n'a pas arrêté d'écrire dans sa chambre d'hôtel au cinquième étage (une page pour l'office de tourisme d'Ussel, il a terminé un papier sur l'Afrique pour la revue anthropologique de B.Hirsch, rédigé quatre pages sur Chateaubriand, trois pages " peu amènes " sur Victor Hugo, travaillé sur Nerval, le tout pour un manuel...). Il a lu bien sûr aussi (Braudel).

Tourné en avril 2003, le film ne sortira sur les écrans en France, après avoir été montré hors compétition à Cannes, un an plus tard : le 19 mai 2004.
IL faut du temps pour faire un film.

Ce n'est que le samedi 26 juin 2004 qu'il note, 135 pages plus loin, (citation complète de la journée) :
" Levé à cinq heures et quart. Le meilleur des beaux jours est passé. Mais ils le furent si peu ! En fin d’après-midi, nous montons, Cathy et moi, au cinéma des Ulis où passe le film de J.-L. Godard, Notre Musique. Je reconnais les rues de Sarajevo, la bibliothèque dévastée, la rivière, le grand jardin public que j’avais longé, le dernier jour, les collines, le marché, près de la légation française, où des dizaines de gens furent tués par un tir d’artillerie. Quatorze mois, déjà, que j’étais là-bas. " (page 491)

Sans autre commentaire.
Le temps passe vite.
Bergounioux non seulement le sait mais il compte juste.

Si j'avais les moyens, j'aurais un bon scénario de film avec lui, dans le rôle d'un commissaire de police qui enquêterait sur la mort de Pierre Michon, trouvé un matin de brouillard gisant au bord d'un étang de Corrèze.
N'attendez pas de moi que je vous dise qui est le coupable.
Trouvez-moi le financement, vous le saurez.
Scoop pour mes lecteurs :
- Bergounioux porterait toujours le même pardessus,
- Bergounioux dans toutes les scènes fumerait des gauloises,
- On ne le verrait jamais sourire,
- Les phrases du commissaire (joué par Bergounioux) ne seraient que des citations de Faulkner.