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Une leçon particulière
ou : de Rembrand à Sebald en passant par Asterix, l'Afrique du Sud et Che Guevara.
(en 4 parties). Aujourd'hui : L'étendue du tableau

La leçon d'anatomie est aujourd'hui un tableau célèbre de Rembrandt que l'on peut trouver sous trois autres titres (La Leçon d'anatomie du docteur Tulp, La Leçon d'anatomie du docteur Nicolaes Tulp ou La Leçon d'anatomie du professeur Tulp) qui s'expliquent par son origine : une commande à l'occasion d'une leçon publique de physiologie du bras, donnée par le docteur Nicolae Pieterszoon Tulp à Amsterdam le 16 janvier 1632. Le sujet de la leçon est à retenir car il est le point de départ de nombreuses polémiques.
Si on se met à la place du mort, la dissection se fait sur la face interne son bras gauche, retourné puisque le pouce est vers le haut.

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Notons que c'est le premier tableau de groupe peint par Rembrandt, et qu'il n'a alors que 26 ans.
Ajoutons qu'à cette époque la corporation des chirurgiens d'Amsterdam n'autorisait par an qu'une dissection publique et que le corps utilisé devait être celui d'un criminel exécuté. En l'occurrence ici il s'agit d'Aris Kindt, âgé de 41 ans, et qui venait d'être pendu le jour même pour vol à main armée.
Je ne sais pas si Kindt était gaucher. Si oui je pourrais faire remarquer que la leçon portait là par où il avait péché.
La leçon se passe en hiver pour limiter les odeurs.

On connaît le nom des sept chirurgiens présents qui entourent le professeur Tulp, les plus grands et les plus connus d'Amsterdam à cette époque.
Rembrandt les a indiqués par des repères chiffrés et les noms figurent sur la feuille que tient un personnage en retrait. (Selon certaines sources, il semblerait que la liste a été peinte donc ajoutée plus tard.)
En première approche ce tableau est la mise en scène d'une corporation sociale influente dans une époque d'essor et de prospérité économiques uniques.
Il suffit de se rappeler que quelques années plus tôt en 1624, de l'autre côté de l'océan, la puissante compagnie des Indes néerlandaise avait pris possession du sud de Manhattan sous le nom de " Nouvelle Amsterdam ", qui sera rebaptisée New York par les anglais en 1664.


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Cette grande toile ( 2,16 m sur 1,70 m de hauteur) fut en 1828 mise vente publique au profit de la caisse des veuves de chirurgiens mais au dernier moment le roi Guillaume Ier la fit empêcher et donna l'ordre d'acheter ce chef-d'œuvre pour son «cabinet royal de tableaux».
Elle est actuellement au musée Mauritshuis à La Haye aux Pays-Bas.
Elle est avec La ronde de nuit un des tableaux les plus célèbres de Rembrandt.

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Il existe une multitude d'analyses et de commentaires sur ce tableau, allant même jusqu'aux polémiques.
C'est cela qui me plaît dans la peinture en général : elle contient toujours beaucoup plus que le sujet ou tout simplement ce que l'on peut voir avec les yeux. Un tableau comporte, parfois même à l'insu du peintre, plusieurs strates de lectures et de sens. Vous savez que j'aime le mille-feuille.

Avec la leçon d'anatomie de Rembrandt, il est de qualité.

Un jeune peintre et son premier chef d'oeuvre
En 1632 il n'a que 26 ans. Son premier tableau signé datait de 1625 (La Lapidation de saint Étienne). C'est son premier tableau de groupes, et pourtant on peut y déceler déjà de nombreuses qualités comme l'art de la composition et du clair obscur, qui le rendront célèbres plus tard, et déjà son art du portrait qui dépasse la ressemblance physique mais atteint en profondeur le psychisme et la personnalité du personnage. Ce qui lui vaudra de nombreuses commandes puisque dans les quatre ou cinq années qui suivirent le leçon, il réalisera une cinquantaines de portraits, ce qui lui assurera une certaine aisance financière (on sait qu'il mourra en 1669, désargenté et que sa tombe aujourd'hui a disparue, sa famille n'ayant pas eu l'argent pour lui construire un tombeau personnel.)


L'histoire de la peinture en général et l'histoire tout court
Les Pays-Bas n'étaient pas le seul pays à pratiquer " des leçons d'anatomie, ni les tableaux de groupes, mais jusqu'au Haut-Moyen-Age les autopsies étaient interdites, sauf pour les cadavres des papes ou des princes. Elles ne furent autorisées qu'à partir de la Renaissance (Dès 1487, Léonard de Vinci entreprend de disséquer des corps, dans le projet de réaliser un important traité d'anatomie très illustré. Avant lui ( Masaccio (1401-1428), Donatello (1386-1466), Antonio Pollaiuolo (1432-1498) ou Michel-Ange (1475-1564)) les artistes se contentaient d'observer attentivement des sculptures, antiques et contemporaines, et des squelettes. On dit qu'à la fin de sa vie Léonard de Vinci avait disséqué personnellement plus d'une vingtaine de cadavres.)
Ce tableau est une composition faite en atelier, ainsi que tous les portraits. Seul le croquis du bras écorché a été effectué sur les lieux de la dissection. Là aussi existe une polémique : il se peut, selon certains anatomistes d'aujourd'hui, que Rembrandt à reporté sur le bras gauche ce qu'il avait vu de la dissection qui en réalité s'était effectuée sur le bras droit ! Nous y reviendrons peut-être.

Les avis sont partagés sur ses connaissances en anatomie ce qui n'était pas le cas du flamand André Vesale qui un siècle plus tôt avait publié les sept livres de son traité De humani corporis fabrica libri, La fabrique traduit en français en 1543. Tulp semble rendre hommage à Vesale tout en marquant une rupture avec lui.
Comme le dit Murielle Pic (spécialiste de Sebald, Benjamin et Adorno) : " Tulp se démarquerait de Vésale en ce qu’il ne plonge pas ses mains dans le cadavre mais recourt à un instrument alors que Vésale empoigne l’avant-bras disséqué du cadavre. À regarder ces deux portraits de chirurgiens où l’un est en représentation (en leçon) tandis que l’autre figure à lui seul le geste anatomique, on constate que l’opération elle-même diffère : là où Vésale empoigne l’avant-bras disséqué du cadavre, Tulp s’en saisit et l’exhibe grâce à une pince chirurgicale qui est venue relayer le scalpel ».
La présence du gros livre encyclopédique (La Fabrique) situé en bas à droite du tableau ne serait pas là pour une raison d'équilibre de la composition, mais pour montrer que le professeur n'est pas sûr de lui et a besoin d'aide et se réfère au Maître.
La précision de la peinture et de l'exactitude des tendons et des muscles du bras et de la main peints par Rembrandt est sujet à discussion de la part des médecins. Certains supposent que Rembrandt lui-même à dû consulter cet ouvrage.
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L'histoire de la médecine et de la physiologie
On peut lire par exemple sur le site actuel de l'Académie nationale de Médecine, dans une excellente étude du tableau : "le tableau de Rembrandt représente une véritable leçon de physiologie fonctionnelle qui s’accorde avec l’atmosphère intellectuelle du XVIIe siècle, marquée par le renouvellement de la problématique du mouvement des corps, en physique. « La Leçon d’Anatomie » du Docteur Tulp témoigne également d’une rupture épistémologique avec l’anatomie descriptive de Vésale." )
Nous reviendrons plus tard sur cette déclaration quand on parlera du "véritable" sujet du tableau et de différentes interprétations qui sont proposées .

Histoire de la religion,
La leçon d'anatomie était un spectacle autorisé pour " montrer ce que la nature a caché en nous " et où " l'âme habite tant que nous sommes en vie ". Ces leçons qui étaient des spectacles prenant lieu dans des salles spécialisées (amphithéâtres d'anatomie) où pouvaient s'entasser sur des gradins étagés des centaines de personnes, donnant à la leçon un caractère de fête quasi religieux (où il n'était interdit que de rire et d'emporter des organes). L'entrée était payante, et l'argent servait à rétribuer le bourreau qui avait amené le corps et le cuisinier qui préparait le repas qui suivait (un festin) qui était lui-même suivi souvent d'une retraite aux flambeaux.

L'idée que l'âme est un don de Dieu était omniprésente. Au XVIIème siècle la recherche scientifique sur l'être humain n'était pas possible ni envisageable autrement que pour montrer la toute puissance de Dieu.
Rupture et innovation dans ce tableau : choisir le bras et les doigts (plutôt que des viscères) pour faire passer un message religieux. Les tendons régissent les doigts comme Dieu régit les hommes !
Rupture aussi quant à la position du professeur qui se met contre et touche au cadavre. (On se rappelle l'incrédulité de saint Thomas, du Caravage peint en 1603 où seul Thomas avait touché la plaie du Christ).
le tableau de rembrandt traduit tout à fait une prise de distance face au catholicisme et à la domination espagnole précédente, à une époque ou le protestantisme est en plein essor.

La qualité de la Peinture et de sa composition


1617 -Leçon d'anatomie de Willem van der Meer. par Mierevelt.

1632- Leçon d'anatomie du docteur Tulp, par Rembrandt
Le professeur est détaché et démarqué des autres, lui seul porte chapeau. Il est près du cadavre, et tient lui-même les instruments à la main, ce qui est nouveau (d'habitude le professeur ou savant est en retrait et fait exécuter les gestes à des assistants qui se retrouvent souvent entre lui et le cadavre).
Rembrandt est novateur : Les personnages ne font pas face au spectateur ou à l'ojectif comme dans une photo de classe, et comme on le faisait en peinture AVANT. Remis le contexte de l'époque c'est presque "choquant" voire provovateur.

Le cadavre occupe la place centrale disposé en diagonale par rapport au bord inférieur de la toile. Il reçoit la majeure partie de la lumière. Cela aussi est choquant. Avant, on le représentait un linge sur la tête. Ici on voit totalement le visage du mort (Et si Rembrandt y laisse une part d'ombre c'est peut-être qu'à 25 ans, quand il commence la tableau, il ne sait pas encore que la vie et la mort peuvent coexister) : Rembrandt regarde la mort en face. C'est annonciateur de son génie : non pas qu'il a peint par la suite beaucoup de cadavres, de morts accidentés... mais qu'il a toujours imprégné ses portraits de la fin inéluctable qui les attendait ou qu'ils portaient en eux.
Même chose pour ceux qui assistent : ils sont attentifs au corps, se penchent dessus. Avec un jeu de regards époustoufflant il sait aussi nuancer l'attitude et l'intérêt de chacun.
Il place toutes sommités à gauche, fait que les visages et le corps sont dans une ellipse dont la main gauche de Tulp est le foyer. On reviendra sur cette main gauche. la composition est aussi faite de triangles. Tulp en est le plus massif à lui tout seul qui tient les autres en respect.
L'index du personnage le plus en hauteur nous dit discrètement et silencieusement : regardez bien ce qu'on vous montre là.
À noter enfin que Rembrandt a peint plus tard en 1656 une autre leçon d'anatomie, La leçon d'anatomie du professeur Deyman, très endommagée par un incendie en 1723, mais où on voit cette fois l'abdomen ouvert, toile qui mérite qu'on y revienne plus tard, car inspirée de La lamentation du Christ mort de Mantegna et peinte par Rembrandt 24 ans plus tard que la leçon de Tulp.
Il serait intéressant de savoir si lui-même a tiré une leçon de cette première leçon.
(suite)