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La leçon d'anatomie du docteur Tulp
ou : de Rembrandt à Sebald en passant par Asterix, l'Afrique du Sud et Che Guevara (en 4 parties). (lire 1ère et 2ème parties).
3ème partie : la deuxième leçon d'anatomie de Rembrandt

En 1653, le docteur Joan Deyman succède au docteur Tulp au titre de praelector anatomia, professeur à la chaire d'anatomie d'Amsterdam. Le 28 janvier 1656, un voleur du nom de Joris Fonteyn, est condamné à mort et pendu. Voilà l'occasion tant attendue de procéder à la dissection du cadavre.
Le lendemain, la guilde des chirurgiens d'Amsterdam convoque Rembrandt pour brosser la scène. Il a l'habitude : en 1632, il avait peint la célèbre Leçon d'anatomie du docteur Tulp, le prédécesseur du docteur Deyman .
Seulement cette leçon d'anatomie peinte par Rembrandt en 1956 sera détruite par un incendie en 1723. Détruite mais partiellement, avec ironie du sort le corps du mort totalement préservé. Il n'en reste que ce qu'on peut voir aujourd'hui au Rijkmuseum. Seul un dessin préparatoire conservé au Rijksprentenkabinet permet d'entrevoir le projet global.


Les spécialistes disent que Rembrandt s'est inspiré de deux peintres, surtout en ce qui concerne la position du cadavre, cette vison frontale du corps, une perspective hardie qui oblige au spectateur à faire face et regarder ce corps mutilé et sans vie, bien qu'il puisse apparaître à la fois hors de la vie en même temps hors de la mort. Comme l'écrit Jean-marie Pradier (La scène et la fabrique des corps: ethnoscénologie du spectacle vivant en Occident, Presses Universitaires de Bordeaux, p.141 ) : "...Le mort aux traits lourds est rigoureusement indéchiffrable. Vide de toute identité. Ailleurs. Inquiétant. "

Toujours cité en premier car le plus connu : Andrea Mantegna (1431-1506) avec son tableau (tempera sur bois) intitulé Lamentation sur le Christ mort peint entre 1480 et 1490 et qui se trouve à la pinacothèque de Milan.

Tableau retrouvé par son fils qui l'avait décrit comme " Christ peint en raccourci ", et qu'il mit à la tête du catafalque de son père le jour de l'enterrement.
Tableau très commenté et qui illustre l'intimité que l'église catholique a toujours entretenu avec ses cadavres (crucifixions, descentes de croix, martyres et martyrs...)
Il est intéressant de voir comment les artistes ont du résoudre le problème de perspective anatomique et celui du réalisme anatomique pour conduire à ce que certains n'hésitent pas à nommer une " jubilation " voire un " érotisme " mystiques.
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Le deuxième est Orazio Borgianni (1574-1616) qui lui aussi a choisi cette perspective dans de nombreux travaux.  

Ce qui reste de ce tableau, la leçon d'anatomie du docteur Deyman n'a rien à voir avec la leçon d'anatomie du docteur Tulp car on n'en voit pas l'ensemble et on a vu combien la composition et la mise en scène de tous les personnages était importante et porteuse de sens (message ?) chez Rembrandt.
Peut-on parler d'une oeuvre en n'en connaissant qu'une partie très incomplète ?
(Dans les voix du silence André Malraux avait posé la question : aimerions-nous la Victoire de Samothrace si elle n'avait pas été outragée ? Aimerions-nous la Vénus de Milo si elle avait ses deux bras ? )

Ici des huit personnages il n'en reste que trois et deux seuls entiers : le cadavre et l'assistant. On peut noter (d'après le dessin préparatoire de Rembrandt) que la plupart des 8 personnages ont le regard tourné, chirurgien inclus, vers le spectateur. (Ce qui n'était pas du tout le cas dans le leçon du docteur Tulp).
Une autre grande différence vient qu'ici le docteur s'intéresse au cerveau (et non plus au mouvement des doigts), organe spécial où l'on peut chercher le support de l'âme... le sujet du tableau est donc aussi différent.



N'oublions pas que Descartes pensait que l'âme se contenait dans la glande pinéale (connue depuis le IIè siècle après J-C. et que l'on appelait alors kornarion (littéralement : pignon de pin). Vu la position des mains du docteur Deyman on peut imaginer qu'il va la chercher et essayer de l'examiner, située en position médiane en arrière du 3ème ventricule.

Le titre de la leçon pourrait être : macroscopie du cerveau mais aussi : le cerveau est-il le siège de l'âme ?

Rappelons qu'en 1632, quand Rembrandt peignait sa première leçon d'anatomie, celle du docteur Tulp, Descartes n'avait pas publié ses grandes oeuvres. En 1656, 24 ans plus tard, quand il peint la leçon d'anatomie du docteur Deyman, Descartes est mort depuis 6 ans et a publié toute son oeuvre (ou presque), en particulier Les passions de l'âme en 1649 où à partir de la page 45 il explique sa théorie.
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On observe qu'ici, c'était l'habitude, on a ouvert d'abord l'abdomen dont on a enlevé les viscères. Rembrandt peint sur la toile les hémisphères cérébraux du cadavre. Pour cela Deyman a découpé le crâne, découpé les méninges et donné la calotte crânienne au jeune Gysbrecht Matthijsz (assistant) qui la porte comme une coupe, un bol, (un calice, un ciboire ?)
Le spectateur découvre des masses grisâtres, avec nombreuses circonvolutions et forte irrigation sanguine.
Le docteur ne s'occupe pas du cadavre, peu importe qui il est.
Pour le spectateur, c'est une autre affaire. Vu la frontalité et la verticalité du corps, ce cadavre, dont on est pas sûr qu'il soit mort (on pourraît croire qu'il dort) est aussi notre image, le tableau un miroir. N'est-on pas là le modèle du peintre ? (ou même : être le modèle d'un peintre n'est-il pas se faire son cadavre ?)

La main droite du cadavre, semble posée sur un livre (de médecine ? un livre du Savoir ?) mais que le drap et la main empêchent d'être consulté (et pour conserver quel secret ? ).

Une composition en 3 couleurs alchimiques : le noir (le fond), le blanc (drap, cols, cravates, et l'instrument),

et le rouge (celui du sang et qui semble communiqué à la main de l'assistant par la lumière qui descend dans ce tableau de droite à gauche, sang des plaies et du cerveau mais qui ne coule pas.)

En 1989 le peintre néerlandaais Marc Mulders a repris ce tableau pour faire une grande toile (2,8 m x 1,7 m) appelée Ecce Homo.


En 1968, Le Togo n'avait pas voulu choisir entre les deux leçons d'anatomie de Rembrandt. À l'occasion du vingtième anniversaire de l'Organisation Mondiale de la Santé, il sortit en même temps les deux tableaux de Rembrandt en timbre poste :


( À suivre)