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La leçon d'anatomie du docteur Tulp
ou : de Rembrandt à Sebald en passant par Asterix, l'Afrique du Sud et Che Guevara (en 4 parties). (parties 1, 2, 3 )
4ème partie (fin) : du détournement de la leçon d'anatomie du docteur Tulp.


Comme beaucoup d'œuvres d'art qui ont marqué leur temps et qui sont entrées dans l'histoire de l'art, la leçon d'anatomie du docteur Tulp de Rembrandt a suscité de nombreuses reprises, variations, détournements, parodies, déclinaisons. J'en donnerai quelques exemples connus, et d'autres moins connus, sans tous les commenter. Ils ne sont en rien exhaustifs, et ce tableau continue d'"inspirer" ou d'être " pillé " selon le point de vue.
Je commencerai par quelques utilisations à " message politique " :

En 2010 une peinture de Yuill Damaso a fait scandale dans une galerie de Johannesbourg en Afrique du Sud, en représentant le cadavre de Nelson Mandela étendu sur une table d'autopsie, entouré de personnalités politiques sud-africaines (dont Desmond Tutu prix Nobel de la paix, Jacob Zuma, Helen Zille la leader de l'opposition...).
" C'est de mauvais goût, irrespectueux, et c'est une insulte aux valeurs de notre société " avait déclaré l'ANC, qui avait également qualifié l'oeuvre de "raciste".
Représenter un homme mort est considéré comme un acte de sorcellerie par de nombreux Africains, rappelait l'ANC.
(Mandela, à la fragile santé, s'apprêtait à fêter ses 92 ans).
L'artiste s'était défendu de toute intention irrespectueuse et expliqué que le tableau ne faisait que montrer " la chair et les os de Mandela, ce qui prouve qu'il est un homme, comme chacun d'entre nous ".
Ajoutons pour les curieux, que la place du docteur Tulp était occupée par Nkosi Johnson, jeune enfant icône de la lutte anti-sida, mort à l'âge de 12 ans.


Freddy Alborta fit partie du groupe de photographes boliviens autorisé l'après-midi du 9 octobre 1967 à se rendre par hélicoptère à l'hôpital de campagne de Vallegrande, proche du village bolivien où avait été arrêté Che Guevara. Dans une buanderie étaient trois corps de guérilleros, dont deux étaient à même le sol, et leur chef un peu à part posé sur un évier.
Très vite la plupart sortent repoussés par la forte odeur de décomposition. Se retrouvant seul Freddy Alborta fait avec une planchette et une couverture une mise en scène minimale et fait un grand nombre de clichés et rappelle même les militaires et les photographes qui le veulent bien. Les versions sont variées, mais les photos sont là !
C'est là que les avis divergent. Lui dit qu'il n'a pas pensé aux peintures. Le critique John Berger affirme qu'il n'est pas possible de ne pas penser au tableau du christ mort d'Andrea Mantegna ni à la leçon d'anatomie du docteur Tulp de Rembrandt.
N'empêche que dans l'exposition itinérante Corpus Christi, les représentations du Christ en photographie au Jeu de paume à Paris (octobre 2002 à janvier 2003) et à la Maison de la photographie à Hambourg (décembre 2003 à avril 2004), Alborta figurait en bonne position.

Le peintre péruvien Herman Braun-Vega a fait de sa spécialisé une sorte de recontextualisation des oeuvres célèbres de toute l'histoire de la peinture (on le surnomme le maître de "l'interpictural"), et qui lui permet de faire passer des "messages" toujours de nature humaniste, souvent critiques de la société d'aujourd'hui. Il a utilisé plusieurs fois la leçon d'anatomie du docteur Tulp comme ici dans cette grande toile (3m x 1,95m) peinte en 1984.
les savants de Rembrandt sont remplacés par des gens du peuple, peut-être des "indics" (on est sous Pinochet). Au loin une modeste ménagère plume un poulet. Le docteur Tulp est un militaire "latino-américain", bien sûr.


On ne peut faire la liste de tous ceux qui ont repris la leçon d'anatomie du docteur Tulp : dessinateurs de BD, photographes, peintres, humoristes, séries TV, enseignants (de SVT bien sûr), images de synthèse, fabricants de jouets, de T-shirts, de cravates...jusqu'à Uderzo dans le neuvième album d'Astérix, le Devin, publié en 1972, où l'on voit Prolix lire l'avenir dans les entrailles d'un poisson.
Il y en a pour tous les goûts, bons ou mauvais.
On peut dire qu'aujourd'hui le tableau de Rembrandt fait partie de l'imaginaire collectif.
Je pourrais montrer beaucoup d'autres exemples d'utilisations ou détournements qu'a permis la leçon d'anatomie du docteur Tulp de Rembrandt.

Mon dernier exemple est une photo de l'ukrainienne Nikita Shalennyi intitulée " where is your brother ? " exposée en mai 2014 dans une galerie de Vienne. On ne sait pas si ce cadavre-là est un intellectuel, un homme d'affaires ou un oligarque devenu gênant, mais il n'y a pas de doute : il y a eu assassinat et le professeur tient la balle de pistolet au bout de la pince.

Cela nous rappelle que dans leçon d'anatomie il y a aussi le mot leçon.

500 avant J.-C. le grec Anaxagore avait écrit Le visible est l'oeil de l'invisible. Toute l'histoire de la peinture est aussi dans cette pensée, en particulier celle des léçons d'anatomie. Le geste qui ouvre l'enveloppe de notre peau qui recouvre tout notre corps est porté par effort de rendre visible l'invisible et pensable l'impensable.
Ce qui lia les peintres aux anatomistes fut bien un regard porté sur l'homme, sur l'insondable de sa chair, sa part d'ombre.
On comprend Michel Foucault qui dans Naissance de la clinique (qui porte en sous-titre " une archéologie du regard médical ") publié en 1963 juste après son histoire de la folie (1961) intitule le chapitre VIII tout simplement : " Ouvrez quelques cadavres ".
On peut y lire : " ... ouvrir les cadavres pour découvrir ces secrets enfouis dans la profondeur du corps et rendre enfin visible l'invisible. "