Lundi 28 février 2005
Je me suis laissé emmener en bateau par Evariste Vital L....
Ayant reçu ce week-end Marie et ses amis, de Rouen, et ayant passé moi-même quatre ans d'Université de Rouen Mont-Saint-Aignan, Je leur ai demandé, par hasard, s'ils allaient souvent au Musée des Beaux Arts en leur précisant qu'à l'époque, j'y passais régulièrement pour voir un tableau fascinant qui s'appelle Les énervés de Jumièges, peint après 1880 par Evariste Vital Luminais (né à Nantes en 1821 et mort à Paris en 1896) .
Seul le garçon connaissant ce tableau, et les filles disant " c'est quoi, c'est quoi ? " nous leur avons donc raconté ce qu'on en savait.
Car bien sûr il s'agit d'une drôle d'histoire comme toujours, à la fois personnelle et historique.
C'est une grande toile qui fait presque 2 mètres de haut (1,97 m exactement) sur 1,76m de large. C'est important pour imaginer le rapport/contact qu'on a face à elle : on est face à une scène de taille réelle devant nous.
Pendant des années je l'ai mal regardée, je l'ai complètement inventée, pensant néanmoins à chaque fois : quelle drôle d'idée qu'un type a eu de peindre çà. Quelle drôle de scène !
Deux types super cools, qui, vu leur tête, se sont fumé un joint, et qui se laissent dériver peinards sur leur lit, les bouteilles cachées sur les draps,
Ils se font carrément leur trip psychédélique avec fleurs en plastic et bougie au pied de leur lit !
le grand luxe !
Tout juste si j'avais pas déjà dans la tête l'affiche de Dead man avec les déclarations de Jarmusch :
"Jeté au coeur d'un monde cruel et chaotique, ses yeux s'ouvrent à la fragilité de la vie. C'est comme s'il traversait la surface d'un miroir, et émergeait dans un monde inconnu qui n'existe que de l'autre côté."
je ne comprenais pas le titre à cause de l'adjectif " énervés " puisque énervés, ils n'en avaient pas l'air du tout, justement. (je retombe sur ce que j'ai dit de ce mot-là l'autre jour). Car si on regarde la tête des types, y'a pas plus calmes, voire assommés !
J'ai regardé ainsi ce tableau de septembre 1967 à novembre 1973, fasciné par le sujet, le calme de cette eau. J'en entendais même le petit clapotis contre le lit.
J'imaginais la scène sur un estuaire, avec la mer là-bas au fond où il y avait une sorte d'écume blanche... À noter que je n'avais jamais fait attention aux deux pieds qui dépassent des couvertures, enveloppés dans des bandelettes maintenues avec des lanières de cuir. Ce type de bottes collaient parfaitement avec le genre de tenue vestimentaire que devaient aimer mes deux lascars, de même que les supers coussins sur lesquels ils appuyaient nonchalemment leur tête.
Je regardais pourtant souvent ce tableau. j'en connaissais bien les détails, y compris cette main qui se laissait abandonnée au-dessus de l'eau...
Mais voilà, Il ne s'agit pas de ça du tout et c'est ignorer qui était Evariste Vital Luminais. Ce breton n'était pas un précurseur de Guy Peellaert, et les deux jeunes hommes n'étaient pas des rock stars en vacances.
Luminais ne peignait que des grandes fresques historiques, et ce tableau en est une. Il est basée sur la triste histoire de deux fils d'un roi mérovingien, Clovis II, second fils de Dagobert Ier, et la scène se passe dans les années 660.
L'histoire est connue d'une manière précise et je n'en dirai que l'essentiel, car qui plus est, on sait très bien qu'elle est complètement fausse, et qu'il ne s'agit donc que d'une légende, carrément d'une grande supercherie.
Donc Clovis II décide un jour de se rendre en terre sainte et confie le gouvernement à son fils aîné sous la régence de la reine, sa femme bien connue Bathilde, Bathildis ou Baldechildis dite sainte Bathilde, fille de Sisoigne une jeune esclave anglo-saxonne qu'il avait du affranchir, fait rare et courageux à l'époque.
Et bien sûr, pendant son abscence, deux de ses fils complotent et montent même une armée contre lui et leur mère.
Clovis II rentre d'urgence et décide de les tuer. Bathilde, la sainte a une meilleure idée : "Je juge que doivent être affaiblies la force et la puissance de leur corps, puisqu'ils ont osé les employer contre le roi leur père." Elle propose le supplice de l'énervation qui consiste à brûler les nerfs des jambes des suppliciés.
L'énervation était connue des Romains qui punissaient ainsi les soldats coupables de fautes graves. On l'appliqua encore après Charles Martel. Contemporain de Clovis II, Guillaume de Jumièges appelait cette cruelle opération cauteriare. On usait du fer, du feu, voire de l'eau bouillante.
Nos deux petits jeunes se retrouvent donc les jarrets brûlés, et pantelants, pleins de remords décident pour expier leur faute de rentrer dans les ordres.
La mère a encore une idée de génie :
"Fions nous jusqu'au bout à la providence" et elle décide de faire construire un radeau en forme de lit et de les confier à la Seine. leur dérive sera quand même suivie par un serviteur et des vivres.
Le bateau fut construit, des lits aménagés. Et les deux princes embarquèrent en se signant devant un grand concours de peuple. Ils dérivèrent ainsi jusqu'en un lieu appelé Gemme. Filibert vint à eux et reconnut en leurs parures les héritiers d'une riche lignée. Il les conduisit dans l'abbaye de Jumièges.
Le roi et la reine vinrent plus tard à Jumièges, en agrandirent le monastère, lui léguèrent des terres. Les deux princes finirent leurs jours ici jusqu'à ce que "Notre Seigneur reçust leurs âmes en paradis".
Historiquement, je le répète, tout est d'une pure invention que l'on trouve dans un manuscrit du XIIème siècle.
Juste quelques preuves :
1- Inepte roi fainéant, Clovis est mort très jeune, 21 ans peut-être, 26 tout au plus, un âge en tout cas où ses enfants n'étaient pas en mesure de se dresser contre lui,
2- Pleutre, il ne si fit jamais pèlerin en terre sainte,
3- Ses trois fils, Clotaire, Childéric et Thierry, ont tour à tour régné et n'ont jamais été moines, encore moins énervés.
Mais l'histoire était belle. On la retrouve de nombreuses traces et son influence persiste, ainsi que celle du tableau de Luminais.
Au XVe, un mystère fut composé sur ce thème. Il est connu sous le nom de "Miracle de Nostre Dame et de saincte Bauteuch, femme du roy Clodeveus qui, pour la rébellion de ses deux enfans, leur fist cuire les jambes, dont depuis se revertirent et devindrent religieux."
2.634 vers ! Trente-six personnages !


Ronsard, en 1562, évoque cette épopée dans le chant IV de sa Franciade pour amener le jeune lecteur à cette morale: ne jamais rien faire à l'encontre de ses parents :
" Puis (le roi) retourné pour quelque trouble en France
De ses enfants punira l'arrogance,
Qui, par flatteurs, par jeunes gens deceus (trompeurs)
Vers celle ingrats qui les avait conçus
De tout honneur dégraderont leur mère,
Et donneront la bataille à leur père.
Leur mère adonc,ah ! mère sans merci !l (pitié)
Fera bouillir leurs jambes, et ainsy
Tous meshaignez (mutilés) les doit jeter en Seine
Sans guide iront où le fleuve les meine,
A l'abandon des vagues et des vents
Grave supplice afin que les enfants,
Par tel exemple, apprennent à ne faire
Chose qui soit a leurs parents contraire. "


L'histoire des Enervés de Jumièges était connue de tous les historiens. Michelet dans son Moyen Age en fait le symbole de la décadence des Mérovingiens:
" Qui a coupé leurs nerfs et brisé leurs os, à ces enfants des rois barbares C'est l'entrée précoce de leurs pères dans la richesse et les délices du monde romain qu'ils ont envahi. La civilisation donne aux hommes des lumières et des jouissances. Les lumières, les préoccupations de la vie intellectuelle, balancent chez ces esprits cultivés ce que les jouissances ont d'énervant. Mais les barbares qui se trouvent tout à coup placés dans une civilisation disproportionnée n'en prennent que les jouissances. Il ne faut pas s'étonner s'ils s'y absorbent et y fondent, pour ainsi dire, comme la neige devant un brasier."
L'histoire de ce tombeau avait tout pour intéresser Hugo, au moins à titre de curiosité, comme elle a intéressé Flaubert qui voulait écrire sur les Enervés de Jumièges ou Charles Nodier et le baron Taylor dans les volumes des Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France consacrés à la Normandie (1825). Ils voient dans le châtiment des fils rebelles de Bathilde abandonnés sur une nacelle au fil de l'eau un rituel d'ordalie celtique. On sait que Hugo a été un lecteur enthousiaste de ce Voyage pittoresque où il puise d'abord l'essentiel de ses connaissances sur Jumièges. Mais en dehors du tronc d'un arbre malade "ouvert pour l'aumône" aux plus pauvres et qu'ils assimilent à la souche de Noël, lequel arbre a pu donner l'idée du châtaignier malade auprès duquel est enterré le "trésor", il n'y a guère de traces de. cette lecture dans Les Misérables.
Les Déliquescences
Les énervés de Jumièges


L'Horizon s'emplit
De lueurs flambantes,
Aux lignes tombantes
Comme un Ciel de Lit.
L'Horizon s'envole,
Rose, Orange et Vert,
Comme un coeur ouvert
Qu'un relent désole.
Autour du bateau
Un remous clapote ;
La brise tapote
Son petit manteau,
Et, lente, très lente
En sa pâmoison,
La frêle prison
Va sur l'eau dolente.
O Doux énervés,
Que je vous envie
Le soupçon de vie
Que vous conservez !
Pas de clameur vaine,
Pas un mouvement !
Un susurrement
Qui bruit à peine !
Vous avez le flou
Des choses fanées,
Ames très vannées,
Allant Dieu sait où !
Comme sur la grève,
Le vent des remords,
Passe, en vos yeux morts,
Une fleur de rêve !
Et, toujours hanté
D'un ancien Corrège,
Je dis : Quand aurai-je
Votre exquisité ?

Henri Beauclair
" Publié en 1977 par les éditions Hallier, ce texte signé du "Collectif Givre" marquait en réalité l'entrée en littérature de Dominique Noguez. Texte manifeste fracassant, écrit entre les ruines de mai 1968 et les premiers brasiers du mouvement punk, il s'inscrit alors dans la lignée d'une jeune littérature française remuante (Michel Bulteau, Jean-Jacques Schuhl) et reçoit un accueil critique chaleureux : "C'est étincelant, navré, féroce, désinvolte. Ils pratiquent l'insolence comme ils respirent (...) Ils écrivent comme on rit aux larmes" (François Bott, Le Monde des livres, 4 mars 1977). Les éditions Hallier font faillite le mois même, condamnant cet ouvrage, jamais réédité depuis lors, qui restera longtemps un mystère littéraire. Vingt-cinq ans plus tard, Dominique Noguez en dévoile les secrets pour cette édition augmentée d'un avant-propos de l'auteur et de fragments pour une suite possible."
Peinte en 1880 cette œuvre n'a depuis jamais cessé de nourrir l'imaginaire de ses admirateurs qui vont de Salvador Dali à Alain Souchon (album "C'est déjà ça", accompagnée de ce commentaire: "Plus de nerf, la belle vie..."en passant par Simone de Beauvoir et Guibert. Dans son discours de réception à l'Académie française, en 1960, Henry Troyat y fait allusion. En 1986, Claude Duty en fit un court-métrage onirique. Superbe.
Photo : François Chenivesse, Son : Denis Mercier, Montage : Agnés Mouchel , Avec : Serge Gianberardino, Jean-Philippe Sarthou, Anne LE Quernec, Production : a.a.a. (Marcelle Ponti), 1986, 35 mm, scope, couleur, 20 minutes.Tourné sur la Seine vers le Vaudreuil et au niveau de Quillebeuf, ce film, sans dialogue, nous montre la lente descente au fil de la Seine du radeau où les deux princes ont été déposés,itinéraire onirique sur la Seine devenue fleuve mythique. C'est aussi et surtout la création d'un monde primitif et lointain.
Voilà cette histoire. Il en reste une tombe dans l'abbaye de Jumièges, sur laquelle court aussi mille hypothèses, puisqu'il est sûr que cette histoire a été inventée. Alors qui est enterré là ?
Les deux princes sont vêtus d'habits ornés de fleurs de lys, ce qui est un anachronisme. S'affrontent les thèses de Langlois, de Duplessis, la thèse Mabillon ...
Et puis disons le : deux princes ont certes été enterrés à Jumièges. Mais le terme énervés ne suppose pas qu'on leur coupât les jarrets. Simplement, ils furent débilités, autrement dit tondus, inaptes à porter la couronne : debilitare quasi nervos auferre... . On avait tous compris non ?