Mardi 1er mars 2005

Hier j'ai parlé du tableau Les énervés de Jumièges , disant combien et comment j'y avais été lié pendant mon long séjour à Rouen. C'est en effet une des pièces célèbres du Musée des Beaux arts de Rouen, grande toile peinte par Evariste Vidal Luminais, peintre breton né à Nantes en 1821, mort à Paris en 1896, vers la fin de vie (peinte après 1880).
Parmi d'autres tableaux que j'aime de Luminais, il y a la fuite de Gradlon.
C'est une toile peinte vers 1884, et qui illustre la légende de la ville d'Ys, et qui a connu un immense succès lors de sa présentation en 1884. On peut la voir au musée des beaux-Arts de Quimper.
Luminais choisit d'y représenter l'épisode où la seule solution pour le roi Gradlon, qui fuit à cheval, est de sacrifier sa fille.
Il en avait fait auparavant différentes esquisses à l'huile et versions préparatoires (qu'on peut voir à Rennes et à Nantes) et dans une toile antérieure Gradlon était seul avec sa fille. Pour donner plus de force à la scène, quitte à prendre quelques libertés avec la légende Il a donc finalement rajouté Saint-Guénolé à cheval.
Cette légende, l'une des plus célèbres de Basse-Bretagne, a été popularisée par le "Barzaz Breiz" de Théodore Claude henri Hersart de La Villemarqué. Elle se résume en peu de mots : "Quelque part dans la baie de Douarnenez, protégée par une digue, se trouvait la légendaire ville d'Ys. Dahut, fille du roi Gradlon, céda aux avances du diable et lui donna les clefs de la ville. Le roi tenta de sauver sa fille, mais Dieu s'exprimant par la bouche de Saint-Guénolé lui ordonna de lâcher Dahut car le cheval trop chargé était rattrapé par les flots."
Cette légende est toujours très appréciée, vivace et actuelle, comme le témoigne une exposition au musée de Quimper dont Françoise Dargent rendait compte dans un article du Figaro il y a quelques années : (extraits) :

"Certains la croient engloutie au large de Douarnenez, d'autres l'imaginent au fond de la baie des Trépassés. Il y a aussi ces branches fossilisées échouées sur la grève de Morgat dont rend compte la société archéologique du Finistère. Qu'importe, en Bretagne, tous se l'approprient."
" Ainsi finit la ville d'Ys, engloutie sous les eaux avec ses habitants. Seuls Gradlon et son saint conseiller Guénolé y réchappèrent. Les représentations les plus nombreuses s'attardent sur la scène finale, celle où les deux hommes à cheval se dégagent des flots tourbillonnants, sacrifiant Dahut à la colère divine. La belle se transformera en Morgane ou Ahès, la sirène annonciatrice de tempêtes mais l'ordre chrétien sortira victorieux contre l'ordre païen. "

" À la fin du XIXe siècle, le compositeur Lalo en fit un opéra aux accents wagnérien. Le conservateur a déniché les dessins exécutés par Félix Labisse pour les costumes et les décors du Roi D'Ys présenté au Palais Garnier en 1966. Il expose aussi les planches ou estampes d'artistes régionalistes qui illustrèrent le mythe avec vigueur. La dernière salle, consacrée à la bande dessinée, témoigne du basculement de l'histoire au XXe siècle. Dahut, sensuelle et belle, n'y incarne plus le mal mais y est invariablement représentée comme l'apôtre de la liberté."
" Le thème est bien celui du sacrifice de celle qui a péché, d'une jeune fille par son père, selon la seule volonté de Dieu, sans relation directe avec la submersion de la ville ou la fuite devant les flots. Tout a été gommé pour focaliser l'attention du spectateur sur ce geste ", souligne le conservateur, qui précise que cette oeuvre connaîtra un énorme succès lors de sa présentation, succès jamais démenti jusqu'à maintenant.
Ainsi, toutes les sirènes que l’on peut rencontrer aujourd’hui sur les côtes trégoroises sont nées de Dahut, (Ahes, Morgane) fille sacrifiée de son père le roi Gradlon. Mi-femmes, mi-poissons, elles ont des cheveux longs et fins comme la soie, et elles se peignent avec des peignes d’or ou d’ivoire. De la tête à la ceinture, elles ressemblent à de très belles jeunes filles. Le reste du corps est pareil au ventre et à la queue des poissons. Le meilleur moment de la journée pour les rencontrer est le crépuscule, lorsque la lieue de grève est déserte et silencieuse.
Les pêcheurs affirment que leur apparition annonce toujours du gros temps, car ces créatures qui vivent dans les profondeurs, remontent à la surface pour assister au spectacle des tempêtes. On prétend aussi que si un pêcheur a le malheur de voir une sirène nue, ou s’il la touche même involontairement, un ouragan s’élève aussitôt, à moins qu’il se précipite irrésistiblement à la mer pour s’y noyer. Ça fait rêver non ?
On la retrouve inspiratrice de Bd ou autres jeux vidéo...
mais aussi d'œuvres musicales (ceux qui ont l'adsl doivent entendre un extrait du chant de Dahut, poème symphonique pour ondes Martenot de Jean Yves Malmasson, dirigé par Martin Barral), sans parler de l'opéra d'Edouard lalo, Le Roi d'Ys...

La Villemarqué

Evariste Vital Luminais
E. V. Luminais


Corpus Barga
Corpus Barga


Max Jacob
Max Jacob

Edouard Lalo align=
Edouard Lalo


À noter que dans la revue le disque vert no 2, spécial Max Jacob paru en novembre 1923, on trouve un texte irrésistible de Corpus Barga, poète et journaliste espagnol trop méconnu (né à Madrid en 1887, mort à Lima en 1975) en hommage à Max Jacob, non sans rapport avec notre sujet (c'est moi qui ai mis en gras) :
Comme saint Corentin, saint Ronan ou saint Guénolé, comme tous les saints bretons, le béat Jacob débarqua sur la côte de Cornouailles dans une auge de pierre. Il ne débarquait pas de Cambrie, d'Hibernie ou d'Ecosse, mais de Judée. Il s'introduisit dans la ville d'ls. Voyez comment:
À cette époque, régnait en Cornouailles le roi Gradlon ; ce roi avait pour ami le saint moine nommé Guénolé, fondateur du premier monastère du pays. Saint Guénolé évangélisait les populations et prédisait la disparition de la ville d'Is, dont les habitants, entraînés par la fille même du roi, se livraient à la fois à tous les excès de Sodome et Gomorrhe.

Entendez ce que le saint moine disait au roi Gradlon:
— Qui mord dans le fruit défendu sera mordu par le fruit défendu!
La princesse Dahut, fille impudique, dansait, buvait et mordait au fruit, à la barbe du saint moine.
Dans le palais du roi brillaient mille feux. Les sonneurs jouaient leurs plus beaux airs. Hommes et femmes mangeaient et s'enivraient au son des cornemuses. Par la grande porte, s'introduisit un gentilhomme inconnu, vêtu de rouge, rouge des talons jusqu'aux cornes. Le gentilhomme s'assit près de la princesse Dahut.

Entendez ce que le bon roi dit:
— Joyeux convives, je veux aller dormir un peu. Vous dormirez demain matin: demeurez avec nous ce soir; néanmoins, qu'il soit fait comme vous désirez.
Sur cela, le gentilhomme rouge dansa avec la princesse. Il lui coula tout doux, tout doucement à l'oreille:
— Belle Dahut, je veux t'aimer sur la digue, au chant des flots. Prends la clef, ce sera beau.

C'est ainsi que Max Jacob, avant de quitter le pays pour aller à Paris écrire ses œuvres complètes, fit sa première poésie.

Or, quiconque eût vu le roi Gradlon endormi eût été saisi de respect, sauf la princesse, sa fille, qui, nu-pieds, s'approcha de son père et lui enleva la clef des digues. Max Jacob, rouge, eut la clef de la jeune fille. Les digues furent ouvertes et la ville d'Is, avec tous ses péchés, coula.

Ainsi s'accomplit la volonté divine. Avec le roi Gradlon, se sauvèrent saint Guenolé et Max Jacob. Saint Guenolé prit ombrage du choix que Dieu avait fait, d'accord avec le diable, pour punir la ville et se retira à la pointe du cheval — le cheval sûr lequel s'était sauvé le roi — et y bâtit son église. Le roi Gradlon et Max Jacob fondèrent Kemper sur l'Odet. Cependant, Max Jacob, élu de Dieu, était aussi l'élu du diable, et ce fut un autre saint homme, nommé Corentin, qui bâtit de ses propres mains la cathédrale.

Max Jacob dut s'exiler pour racheter tous ses péchés. Il fit notamment, à Montparnasse, la conversion des cubistes qui bâtissaient le temple de Salomon.. il prêcha et écrivit aussi. II se fit simple et burlesque, et conserva toujours quelque air diabolique, comme un bouffon de Dostoïewsky. C'est lui qui a découvert l'esprit souterrain de Dostoïewsky à Guillaume Apollinaire et l'esprit nouveau de Montparnasse. C'est lui qui évangélisait les commères a Montmartre.

Peut-être que Rome ne le canonisera pas. D'ailleurs, elle n'a pas canonisé les saints bretons. Mais, comme ceux-ci, le béat Jacob sera peut-être un jour admis aux autels de Quimper.

Déjà, dans la capitale de la Cornouailles de jadis, on voit sur un boulevard provincial, au bord du poétique Odet, près l'auberge de l'Epée, une boutique d'antiquaire où vous trouverez des meubles, faïences, dentelles, du temps de saint Corentin et quelques reliques du béat Jacob.

CORPUS BARGA