Mercredi 3 mars 2005
Je n'étais pas seul embarqué... ou Le mystère de la bougie des Énervés.
Suite à ma page d'avant hier j'ai reçu un mail ce matin d'un ami lecteur qui me raconte que pendant longtemps il a marché vers la rue Evariste Luminais, dont il connaissait les énervés de Jumièges, en empruntant les rues Désiré Colombe puis Arsène leloup, pour une bonne raison : aller voir sa petite amie qui habitait...
justement la rue Evariste Luminais. Ce n'est que récemment qu'il visita Jumièges et apprit la légende des Énervés.
Mais il en profite pour poser un problème de taille : "Mais, l'été dernier, je suis passé à Jumièges ; j'avais donc enfin l'explication des énervés. Ce soir, splashhh ! J'ai glissé sur la berge de mon imaginaire ! Le tendon n'est pas touché, je ne suis donc pas énervé, mais informé. Demeure une interrogation, légende ou pas, mais qui confirme quand même qu'il y ait eu supercherie : jamais bougie à la proue d'un lit n'a pu demeurer allumée plus d'un jour et d'une nuit sans être soufflée par un léger zéphyr ! Le val de Seine n'est pas sans être en courant d'air. Et ce ne sont point nos deux pauvres bougres, totalement éteints, qui eussent pu la rallumer."
Honnêtement, j' avais pensé à ce problème de la bougie, avec un autre problème d'ailleurs, mais que je n'avais pas abordés, par manque de temps, repoussant cela à plus tard. j'ai eu tord, je le vois bien aujourd'hui.
Soyons clair : dans le manuscrit de la fin du Xe siècle ou du commencement du suivant, il est bien écrit : "On les expose donc, par ordre de leur mère, dans un bateau sur la Seine, avec toutes les provisions nécessaires à la vie et un domestique pour les servir et en rapporter des nouvelles sûres au roi et à la reine. En partant de Paris le bateau est emporté par le courant de la rivière jusqu'à Jumièges, où S. Filibert, qui en était abbé, les reçut avec beaucoup de douceur, et les revêtit même de l'habit religieux, qu'ils lui demandèrent avec instance."
Dans une autre version, plus complète, noble et tardive, de Don Adrien Langlois, élu prieur de 1'Abbaye de Jumièges en 1615, on trouve :
" ... Ensuite elle (la mère des deux gars, dirait Bigard)) les conduit jusqu'à une nacelle ou un bateau sans rames, chargé de vivres, sur la Seine. Seul, un serviteur les accompagne pour pourvoir à leur entretien. Elle remet I'embarcation à la providence et à la miséricorde de Dieu. Grâce à cette protection, la nef dévale la Seine jusqu'en Neustrie. Elle aborde au rivage d'un monastère, que les anciens appellent Jumièges, fondé par le roi Dagobert..."
Distance Paris/Jumièges: par la route aujourd'hui (beaucoup plus court que la Seine qui fait de nombreux méandres) : 160 Km d'après la carte Michelin !
Ils auraient donc fait au moins 200 Km avec des bougies allumées, et sans se planter dans les virages, les troncs d'arbres et autres débris et produits dérivants, et sans gouvernail ! : c'est impossible sans miracle. À moins que ?...
Revoyons les meilleurs détails en notre possession (deux reproductions différentes), et pendant qu'on y est l'embarcation du film de Duty.
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On voit que pour le film, Claude Duty a choisi l'option sans bougie, ne la trouvant pas, même pour une croisière onirique (et sans dialogue) crédible. Il a quand même gardé la silhouette générale du "bazar à l'avant" et a mis un pieu avec un bracelet, et à l'avant ce qui ressemble à un ensemble de construction à l'océanienne ( manous, colliers et autres gris-gris...), avec tête de mort. C'est plus classe que la petite guérite de Luminais, avec sans doute un saint protecteur à l'intérieur, fleurs (dont on se demande d'ailleurs comment elles peuvent rester si fraîches) et bougie sur bougeoir dont l'ensemble, avec la fumée qui coiffe le tout, fait un peu, avouons-le " usine à gaz ".
La bougie est connue exister depuis 3000 ans av. J.C. Elle est donc crédible, mais l'observation de sa forme, sa couleur, et le peu de coulage à la base prouve qu'il s'agit bien d'une bougie de nobles ou riches, une de cire d'abeille aux meilleures performances que celle des pauvres, qui dégageait une grosse fumée noire malodorante. Il s'agit là en fait d'un cierge de cire qui conserve les avantages de la chandelle et en élimine les défauts (sauf que son prix en limitait la diffusion dans les plus hautes sphères de la société).
L'observation attentive du tableau montre qu'il y avait bien du vent puisque l'inclinaison de la flamme et la direction de la fumée sont de l'ordre de 45°, ce qui est important, à la limite de l'extinction. On peut voir aussi qu'Evariste Vital Luminais fait couler le cierge d'un seul côté qui montre un vent stable et persistant, le tout indiquant avant tout que les jeunes gens sont à l'avant de l'embarcation et que celle-ci se déplace sur l'eau de gauche à droite, c'est-à-dire glisse vers nous. Ils avancent donc les pieds devant, ce qui donne l'avantage de pouvoir profiter du paysage. (Peut-on aller jusqu'à en déduire que la mère n'était pas si méchante que cela ?)
Même si cet angle est accentué par la course même et la vitesse du bateau, le calme de l'eau montre en effet qu'en aucun cas on ne peut dire que " la nef dévale la Seine jusqu'en Neustrie".
Luminais a donc pris ses distances avec le texte. Peut-être aussi n'était-il pas à l'aise pour peindre le sillage qu'aurait à ce moment-là laissé l'embarcation...(Ce qui serait surprenant quand on voit comment il sait peindre les vagues furieuses autour du roi Gradlon !)
La seule explication pour que la présence de cette bougie allumée soit crédible, serait que l'accompagnateur, " le domestique ", qui les suivait des berges " pour les servir " passe son temps à la changer ou à la rallumer. Mais dans ce cas, comment les deux jeunes hommes ramenaient-ils à chaque fois, dans l'état où ils étaient, le bateau sur le bord de la Seine, assez large dans cette région, , sans gouvernail apparent ni susceptible d'être manœuvré ?
Pourquoi ne pas avoir mis dans ce cas la bougie à côté d'eux, à " portée de main ", pour pouvoir la changer ou la rallumer facilement ?

Un autre argument est le stock incroyable de bougies que le serviteur aurait eu à porter, ce qui aurait été une lourde charge physique et matérielle (financière).( Mais un beau cadeau de la maman ?)
Dernière tentative : D'après les textes, les deux frères avaient été embarqués " dans un bateau sur la Seine, avec toutes les provisions nécessaires à la vie", ou dans une " nacelle ou un bateau sans rames, chargé de vivres...". Dans ce cas, dans le chargement on aurait mis des stocks de bougies avec de la nourriture.) Or, que voit-on à l'arrière du bateau ? Quasimment rien. L'arrière est vide. Dans l'image du film on voit à la rigueur une sorte de malle en osier, mais peu volumineuse. Mais dans le tableau ? Et puis même, les jarrets détruits, le tendon d'Achille coupé, comment se seraient-ils déplacés pour s'approvisionner ?
Bref, je pense comme mon ami nantais, que la bougie est une pure invention de Luminais. Ce n'est pas la première fois qu'il aurait pris de la distance avec les légendes ou les scènes historiques qu'il aimait tant peindre (et j'en montrerai peut-être quelques exemples, un autre jour).
On ne peut donc croire en rien.
Tout est supercherie.
Les images sont fausses.
Mais dieu qu'elles sont belles et puissantes dans notre imaginaire !