Jeudi 6 septembre 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
Il y a des photos qui font mal certains soirs.

On était jeune, on était beau, on avait la pêche, on ne se doutait de rien.
C'est une photo de mariage, le mien, le premier.
La photo est prise par le marié (moi) qui photographie les 3 seuls invités à ce mariage où la famille n'est ni conviée car pas au courant, ni d'un côté ni de l'autre.
À gauche, Daniel Bosser, de l'autre côté de la mariée, Paule, on voit Édouard Fauve et Axel Dotti.
C'est sur les trottoirs de Rouen, on vient de sortir de la mairie, on va chercher un petit resto où manger un plat de nouilles.
À 14 heures Paule et moi devons prendre le train pour aller à Paris, passer à l'Ambassade des États Unis d'Amérique obtenir à l'arrachée un visa pour elle, et prendre l'avion à 19 heures pour San Francisco, où nous partons pour longtemps.
Au moins deux ans. J'y resterai un peu plus de 6 ans, elle 4 ans.
La photo date de début novembre 1973, il y a bientôt 44 ans.
Daniel finissait ses études de Lettres à la fac de Rouen Mont-Saint-Aignan en même temps qu'il commençait une analyse, Èdouard était instituteur, Axel venait de " monter à Paris " en espérant s'en sortir en étant antiquaire, moi je venais d'être reçu à l'agrégation de sciences naturelles et voulais me faire connaître comme un artiste, Paule venait de quitter l'Èducation Nationale pour me suivre à San Francisco où j'avais obtenu le statut de VSNA, comme enseignant à la " petite école française de l'étranger " qui venait de s'ouvrir là-bas, dans le sous-sol de l'église russe, Geary street.
On imagine la tête des familles, des deux côtés, devant une carte postale de San-Francisco, quinze jours plus tard, apprenant, chacune de leur côté, qu'un de leurs enfants s'était marié et était à 6000 km de la mère patrie...
Aujourd'hui Daniel est à la retraite et s'occupe de sa collection d'art contemporain, une des plus intéressantes et célèbres d'Europe, Èdouard entame sa dernière année d'enseignant d'histoire-géographie au Collège Arsène Meunier de Nogent le Rotrou, Paule est à la retraite dans sa belle maison bretonne, avec ses chiens et son cancer guéri, moi je suis prof au collège ZEP Pierre Brossolette de Nogent le Rotrou.
Daniel vit seul depuis la mort de son ami, gérant sa collection, son grand oeuvre, Paule vit seule sans enfants avec ses chiens, Moi je vis seul à Thiron en regardant les lapins sur ma pelouse, et avec trois filles qui ne sont pas là.
Èdouard vit avec la même femme depuis plus de trente ans, a une grande fille qui vit à Paris.
Axel vient d'être incinéré avant-hier au cimetière du Père Lachaise.
Axel est une des cinq personnes (je ne parle ici que des hommes), et chronologiquement la première, qui ont modifié le cours de ma vie, en ont détruit les bases héritées, ouvert les chemins et modifié son parcours, m'ont ouvert sur un autre monde que celui qui m'était sociologiquement et culturellement hérité et tracé.
Ètant le premier, et j'avais 13 ans, il m'a donc aussi permis de recevoir, comme s'il avait préparé le terrain désormais possible, les quatre autres, Bruno Vercier (mon prof de français à l'Ecole Normale de Chartres), Edouard Fauve (rencontré dans cette même école), Jean-Pierre Nagy (rencontré à San Francisco), et Christian Dufourquet (rencontré au Sénégal).
Il y a eu cinq personnes, je devrais préciser : en dehors des livres (donc d'écrivains), mais en fait ces cinq personnes-là ont tous aussi un rapport avec la littérature et m'ont tous orienté, proposé et fait découvrir ceux qui étaient susceptibles de me concerner et me "parlaient", ceux, inconnus de moi alors, ignare inculte et mal peigné, ne redoutons pas les redondances, et que j'ai pu découvrir sur le même bateau, pour ne pas dire la galère, que moi.
C'est une chance inestimable, je m'en aperçois aujourd'hui, que d'avoir rencontré les éclaireurs capables de m'orienter vers les auteurs qui me convenaient et m'éclairaient à leur tour. Je peux dire aujourd'hui lequel de ces cinq là m'a fait lire, comme on tend une perche, les auteurs socles de ma vie, et qui m'ont, comme par hasard , selon les moments de mes désespoirs, doutes, crises ou maladies, deuils ou moments difficiles, sauvé la vie.
J'ai écrit un texte, dans le genre vie minucule de Michon, à propos d'Axel, à la vie aussi tragique qu'insensée et drôle (il était toujours de bonne humeur et ne pouvait aligner trois phrases sans rigoler, et c'est ce rire-là que j'entends depuis deux jours), capable de rire d'être passé sous une rame de métro, d'être devenu sourd alors qu'il n'avait vécu que par et dans la musique, de provoquer son cancer en le traitant encore il y a un mois au téléphone de " qu'il aille se faire foutre !".
Le parrain d'Axel était le peintre Maurice de Vlaminck qu'il appelait " son petit père " et dont il était encore le seul, chaque 11 octobre à fêter sa mort, sa mère était une actrice du cinéma muet, son père le copain de Boris Vian.
Il dessinait et cousait ses vêtements. Je le revois avec une énorme cape verte taillée dans un tissu précieux, collectionneur invétéré des 33 tours de Fréhel, Damia, Edith Piaf (dont il a été président de son association et de son musée pendant des années), de jazz et de Bach, me racontant qu'il était un fournisseur des disques que passait Jean Christophe Averty dans sa célèbre émission de radio, incolable sur les assiettes anciennes et les verres de cristal...
Il a toujours vécu dans une galère financière pour ne pas dire la misère, d'abord à Montmartre, puis dans un vieil appartement minuscule square Léon Guillot dans le 15ème, dans un encombrement d'antiquités rares et de photos dédicacées de gens incroyables, qu'il avait tous rencontrés à travers ses parents, ce qu'il appelait " son triste palace ".
Je lui envoyais de temps en temps de l'argent, en précisant toujours que ce n'était pas pour payer des factures mais " des choses qui lui feraient plaisir ". À chaque fois il me disait le disque rare de Lucienne Delyle ou le livre introuvable qu'il s'était offert, ou alors ce qu'il avait offert à " ses gamins de Garches ", les handicappés dont il s'était occupé pendant des années, jusqu'à ce qu'on le vire, trop épuisé et faible, devenu incapable de les soulever dans leurs appareils infernaux, mais qui le faisaient rigoler " surtout quand ils essaient de faire l'amour, je te dis pas le bazar et le temps à démêler leurs béquilles !".
La dernière fois que je lui ai parlé au téléphone, il y a à peine un mois, après m'avoir fait des confidences qui n'ont pas place ici aujourd'hui, Il m'avait invité à venir le voir, " comme ça, tu pourras profiter de ma carte d'invalide, j'ai entrée gratuite dans tous les musées pour moi et la personne qui m'accompagne "
Ces dernieres années, il me parlait de ses séjours en hôpital psychiatrique, sans jamais me dire son ou ses problèmes ou symptômes. Il n'a jamais voulu me faire partager cette souffrance-là, je ne lui ai jamais posé de question. Mais il me disait à chaque fois, avant de rigoler de son rire si spécial : " si tu savais ce qu'il te font ingurgiter ! J'en sors à chaque fois épuisé. "
J'ai dans mon dos sur les étagères un classeur rouge avec notre correspondance. je l'ai ouvert tout à l'heure. J'ai vu que sa première lettre est datée du dimanche 16 juin 1963.
J'ai retrouvé une lettre écrite quand il avait 20 ans.
J'ai alors refermé le classeur, une épine dans le coeur, et décidé que je ne mettrai pas ce texte en ligne.
La dernière image que je garde de lui, est marchant sur la place de La Madeleine à Verneuil sur Avre, s'appuyant droit sur une canne, me faisant penser je ne sais pourquoi à Voltaire. Nous avions pris un café et j'étais fasciné, vu l'état physique où je le savais, et qu'il n'aurait jamais daigné ni accepté de montrer ni même d'en parler, d'avoir une allure si noble et imposante.
Le dernier livre que je lui avais envoyé était une biographie de Barbara qu'il avait bien connue.
C'est bien un aigle noir qui vole ce soir au-dessus de ma pelouse .
Mon cher Axel, je sais que tu croyais en la résurrection et que tu dois donc bien rigoler ce soir avec Edith Piaf.
Mais pauvre mécréant, je suis bien à plaindre.