Mardi 11 décembre 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
Il y a un Truc majuscule chez Bergounioux............. ....................(Les bergouniennes)
dans Miette page 60 (Folio no 2889). (bergounienne no 19)

Miette est un livre qui explore une photo prise en 1910 (reproduite sur la couverture) où l'on voit une femme Miette, (diminutif de Marie) qui pose avec ses quatre enfants : Lucie, Baptiste, Octavie et le petit dernier sur ses genoux, turbulant (flou) Adrien.
Le projet de Bergounioux d'écrire sur vie de ces personnes (avec celle du père, absent sur la photo) lui vient peu de temps après l'enterrement de ce dernier (Adrien) , mort le 9 janvier 1993. On peut lire en effet dans les Carnets tome2 p.327, à la date du mardi 3 août 1993 :
"Je passe la moitié de la matinée à noter les impressions décousues, imprécises, décevantes que fait naître la photo de 1910 montrant Miette, souveraine, entourée de ses quatre enfants. L'oncle Adrien n'a pas un an. Il a dû bouger, son visage est flou. Il était le dernier de ce groupe obstiné, puissant. Leurs vies sont dignes qu'on s'en souvienne. Le peu que je sais d'elles suffirait, me semble-t-il, à faire un livre. Mais je ne m'en sens pas le droit."
En fait, ces histoires le rongent et, on connaît Bergounioux, il ne pourra s'empêcher de s'atteler à cette affaire deux jours plus tard.
Livre passionnant et particulièrement émouvant et troublant, et qui mérite au lecteur de s'y atteler à son tour. Comme je ne voulais pas, subjugué par l'écriture, en perdre une miette, ni me perdre dans tous les prénoms, je n'ai pas pu faire autrement, crayon en main, que de tracer l'arbre généalogique et les relations entre les personnages.
Pour comprendre le Truc avec majuscule, je peux donc résumer le minimum à savoir par un extrait facile à commenter sommairement.
1- Miette (Marie) a épousé à contre-coeur Pierre. Elle a bien dit non le jour du mariage, mais tout le monde a entendu oui. La famille a profité de l'éloignement de celui qu'elle aimait, surnommé Le Borgne...pour la marier avec Pierre.
2- La mère de Pierre (Marie) avait épousé Jean, riche certes, mais qui ne sera pas à la hauteur du rêve.
3- Octavie, brillante élève en mathématiques (Ecole Normale Supérieure) qui s'est vu proposer un poste à berkeley, et a reçu alors un non de son père et le silence de sa mère (Miette, qui pourtant savait ce que c'était que de recevoir un non, déterminant une vie entière " à côté " de ce qu'elle aurait pu être..).
Bergounioux la décrit (Octavie) à la fin de sa vie (Miette p.85) : " On aurait dit qu'elle avait été coupée en deux par son père, sur le chemin du crépuscule, un demi-siècle plus tôt. [...]fidèle, seule, désespérée, une vieille femme attendait, au bourg, que la mort la délivre enfin d'une vie brisée, sans but ni suite, que les choses, par la voix de son père, lui avaient imposée."
On a là des histoires terribles de gens qui n'ont pas vécu leur vie rêvée ou souhaitée et qui ont passé ensuite leur vie à y penser sans rien dire...et à " assurer " comme si de rien n'était, et pire de laisser reproduire le schéma, dans le cas de Miette...

C'est alors que Bergounioux écrit page 60, au milieu du livre:
" C'est peut-être pour ça que les filles, alors, on les appelait Marie. Le mot contenait sans doute une allusion à la Mère du sauveur, à sa sainteté et bénignité, mais il ressemblait un peu, aussi, à des vocables comme Truc, Machin, avec son féminin, Machine, et l'acceptation que prend ce dernier lorsqu'il est commun - machine. La rumeur ne se propageait guère, alors, au-delà des trois générations qui composent la mince frange des vivants et l'on oubliait encore plus vite un non transformé en oui par la magie de l'écrit. Il suffisait de vingt-cinq ans. De sorte qu'on peut imaginer que, chacune à son tour, les Marie qui se succédèrent ne voulurent pas, d'abord, du Jean, de l'Etienne ou du Pierre qu'on leur avait infligé avant d'imposer celui qu'elles avait à leur tour porté, engendré à la réincarnation d'elles-mêmes qui le refusait."

Quand on est comme moi, d'origine paysanne, que dire, quand on sait cela, qu'on l'a vu autour de soi maintes fois, ces drames vécus en silence toute une vie ?
Comment ne pas penser à ma mère, qui ne veut toujours pas, à 83 ans, me parler du passé, ce qui l'obligerait à dire justement sa vie difficile et sacrifiée qui lui fait tant mal aujourd'hui ?
Comment ne pas questionner sans cesse la photo agrandie sur le mur de mon salon où je suis avec mes trois frères, dont un est mort depuis plus de dix ans, déjà, et dont une des filles s'appelle Marie ?
Bienheureux Bergounioux, capable d'écrire cette histoire-là !
Bienheureux aussi que je puisse me l'approprier.
Une preuve que l'écriture peut être utile non seulement pour celui qui l'écrit, mais aussi pour celui qui la lit.
Entre l'écrivain et son lecteur, n'est-ce pas finalement toujours une histoire de lui et moi ?