Dimanche 28 mai 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
Peut-on en finir avec les Énervés de Jumièges d'Évariste Luminais ?
Ce n'est pas sûr.
Et ça commence à faire une longue histoire...

Suite à la dernière page concernant ce tableau, j'ai reçu une mise au point d'Alexandre Wajnberg faisant réponse au site (Appeau vert) qui n'était pas d'accord avec son interprétation du problème compliqué du vent et de la fumée de la bougie (!), et nous apprenait d'ailleurs, avec quel bonheur, qu'il y en avait une copie à Sydney (Art gallery of South Walles), réplique autographe de la première version de l'oeuvre, exposée au Salon de 1880, et sans bougie (!).
J'ai bien sûr vérifié en consultant sur Gallica (quel site exceptionnel quand même !) le Catalogue illustré du Salon de 1880 , où page 42 on voit nommé le tableau qui nous intéresse exposé, sous le no 2390, par Luminais, et page 135 la reproduction du tableau:

On voit bien effet qu'il s'agit de celui exposé aujourd'hui à Sydney, sans bougie, ni guirlande de roses, avec un petit banc d'arbustes sur le fleuve à droite. Sur le catalogue il est inscrit avec le titre Les énervés de Jumièges, alors qu'une fois acheté par le musée australien (dès 1886, on ne sait à qui, mais à Paris, précise la documentation du Art gallery of New South Wales), " ils " l'appellent Les fils de Clovis II.
Entre le Salon de 1880 à Paris et son achat par les Australiens 6 ans plus tard, ce radeau a pas mal dérivé :
- en 1881 on le trouve exposé à la French gallery de Wallis & Sons à Londres, sous un titre inconnu,
- en 1883, on le suit à l'Exposition Internationale de Munich,
- 1886 : c'est à cette époque que les australiens l'achètent à Paris, on ne sait à qui !
La toile qui est au Musée des Beaux-Arts de Rouen a donc été faite par Luminais lui-même, entre 1880 et 1886 car visiblement il voulait en avoir un exemplaire, ce tableau lui tenant visiblement à coeur, et/ou voulant justement lui apporter quelques modifications bénéfiques ou signifiantes à ses yeux.
C'est donc lors de cette copie qu'il a rajouté la bougie et les roses, et supprimé le banc d'arbustes.
Le type qui a la main droite qui pend regarde plus devant lui, moins le spectateur, et a une expression légèrement différente sur le visage. Le peintre en profite aussi pour changer et enrichir les motifs de la couverture qui recouvre le pied de l'autre compagnon, ce qui n'était pas le cas dans l'original.
Peut-on parler de repentirs et se demander la ou les raisons de Luminais pour apporter ces modifications ?
Je pense que Valéry n'a peut-être pas tort quand il parle de " l'étonnement que l'œuvre achevée doit causer à son auteur ".
À quelques cm près, les deux tableaux sont de la même dimension (1,90m sur 2,75m).
J'ai donc tort d'avoir parlé de la copie de Sydney. C'est le tableau de Rouen qui est une copie.
La base Joconde nous apprend que le tableau, propriété de l'état, a été déposé à Rouen en 1912, et que le musée de Rouen possède aussi deux études préliminaires, une huile sur carton (36,5 cm x 48,5cm), double face (avec figure au revers) et une huile sur toile de petite taille (41cm x 32,2cm) donnée en 1982 au Musée et qui avait été achetée par un anonyme lors d'une vente chez Drouot le 14 juin 1980, deux ans auparavant, et ayant pour titre " Première pensée pour les énervés de Jumièges " !
Il serait intéressant bien sûr d'en avoir des reproductions et de voir les variations faites...
Mais on ne peut pas ne pas penser que la bougie et les fleurs, rajoutées après n'aient pas de sens ou de signification pour le peintre en tout cas.

Bref, On n'avait, quelques-uns et j'en ai la preuve, suite à l'analyse d'Alexandre Wajnberg, bien rigolé, mais ne voilà t-il pas que cet entêté d'Alexandre ne capitule pas (c'est une qualité de nos jours) et fait une mise au point qui a le mérite d'en faire de bien bonnes, dont la " mise en Seine " du tableau, ce qui, pour suit l'histoire depuis le début, ne manque pas de sel, et souligne en passant l'impossible interprétation objective d'un tableau (ou pour affirmer comme Daniel Arasse qu' On n'y voit rien ) : Répliquant à Appeau, Alexandre Wajnberg, écrit donc :
" [...]il prend pour analyse globale du tableau ce qui n'est qu'une discussion sur le sens du mouvement de la barque. Vous abordiez la question franchement et j'y apportais mes lumières, c'est-à-dire celles du cosmos, visibles sur la toile. Le Soleil est bien là par ses ombres, il suffit d'y réfléchir. Mais cela semble sortir de son champ de vision qui confond lecture de l'œuvre avec une intention rationnelle que nous attribuerions au peintre. Rappelons-lui donc que la prise en compte de la végétation d'un tableau ne fait pas plus de l'artiste un botaniste que l'interrogation sur le cierge n'en fait un curé ou celle sur la position du Soleil, la saison et l'heure ne fait de lui un astronome, un météorologiste ou un concierge.
Bien au contraire, une approche d'ordre scientifique apporte autant d'eau à notre moulin que les regards esthétiques, techniques, philosophiques, littéraires, symboliques, mythologiques, psychanalytiques, sociologiques, anthropologiques...
[...]Autrement dit, rien ici n’est réaliste puisqu’il y a une condensation des signes temps/espace. En effet. Et je me permets d'ajouter que si les roses apparaissent étonnamment fraîches pour ce si long voyage, c'est parce qu'elles sont en plastique.
[...] Il s'agit bien d'une mise en scène, et même d'une mise en Seine, avec toutes les informations explicites et implicites qui en découlent, si toutefois l'on se donne la peine d'aller les y pêcher. Je défie d'ailleurs notre honorable contributeur de nous prouver que la barge de la légende ne navigue pas sur la Loire. Car en fait, nous avons tous tout faux! Luminais — ce farceur! — nous a égarés avec le titre de son tableau. Ce dernier représente Castor et Pollux, protecteurs des marins, naviguant sur le Styx, en route pour les Enfers; on les reconnaît à leurs tuniques blanches (à la mode égyptienne pour faire joli).
OUI le Soleil a été placé là par le seul désir (conscient ou non) du peintre, l'astre n'est pas "réel", il est une construction signifiante de l'œuvre. Le peintre ne l'a pas mis "là" par hasard mais pour compléter le tableau, (c-à-d de telle sorte qu'il soit en cohérence avec son propos). "Là", c'est-à-dire par rapport à la Seine, puisque nous savons que nous ne sommes pas sur la Meuse. Mais en est-on si sûr?
Telle est précisément la question où sèche notre contributeur: l'aval est-il vers l'avant-plan du tableau ou vers son horizon?
Je montre que l'eau — de la Seine donc — coule vers l'horizon du tableau, et que donc le bateau S'ÉLOIGNE; je le confirme par une réflexion d'ordre symbolique (que notre honorable contributeur n'a curieusement pas citée). Je voudrais savoir comment il nous démontrera le contraire.
Amitiés,
Alexandre. " [...]
Ce à quoi mon ami André de Grapheus Tis, fêtant à sa manière René Char centenaire, ajoute non sans humour, (rappelons qu'il y a deux ans, il était le premier à m'avoir répondu sur ce tableau ):
" C'est assez étonnant cette tentative d'explication. Plausible, certes ! je ne sais si le raisonnement logique — Ah ! la mécanique des fluides ! — prend le pas sur la symbolique du Nom du peintre. Notre intéressant interlocuteur ne mentionne point de minuscules phénomènes qui se créent en rivière avec des déventes et surventes fréquentes...Je ne veux point lui faire un "tribord amures" qui l'obligerait à virer de bord dans une risée qui le pénaliserait... Le petit temps... qui a permis que la bougie demeure allumée, peut être redoutable pour les régatiers.
Allez ! Les Énervés de Jumièges sont à mon avis bien au-delà du phénomène physique.
Pour moi, dans la fascination de mes souvenirs d'enfance, entre ma petite amie et la reproduction du manuel d'Histoire de France.
"