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Il ne suffit pas de dire Tripoli
ou : De Lamartine à Niemeyer.

Il y a Tripoli la capitale de la Libye, Il y a Tripoli la deuxième ville du Liban, il y a Tripoli chef lieu d'Arcadie en Grèce (dans le même pays une préfecture porte aussi ce nom), il y a Tripoli turque, il y a des Tripoli dans l'Iowa, la Pennsylvanie et l'État de new-York aux États-Unis...
Alors comme souvent dans la vie, il faut juste dire de quoi l'on parle (et d'où l'on parle).
Dans tous les cas, cela vient de tri-polis signifiant qu'à un moment donné trois cités ou trois villes se sont réunies pour ne faire qu'un.
C'est le cas de la Tripoli du Liban qui est depuis 1982 une fédération de communes, en particulier d El-Mina et des deux anciens quartiers al-Kobbé et Abou Samra.
Et je parle de Thiron-Gardais, village d'Eure et loir, alors qu'il y fait un peu froid, mais que les arbres au bord de l'étang de Sainte Anne prennent leurs couleurs d'automne.

Samedi 5 juin 2010, 9h30, départ pour Tripoli.
Malgré notre coucher matinal très gin-tonic, nous prenons la route de "Tripoli l'odorante" située à 85 kilomètres au Nord. J'ai déjà décrit la sortie de Beyrouth, quand je suis allé à Byblos, mais je dois dire que la suite est identique à savoir bordélique, un peu sale, envahie par les immeubles construits (ou simplement commencés!) n'importe comment, sans préoccupation d'esthétique ni d'écologie.
Seul point intéressant et que j'attendais, celui où nous passons devant le château de Mseilha dont on ne sait pas s'il fut construit par les Croisés (il faut avouer que vu par satellite, il ressemble à un château cathare!) ou reconstruit par l'émir Fakhreddine en 1624.
Ce qui est sûr, c'est qu'il constituait sur son éperon rocheux une position stratégique entre Tripoli et Beyrouth. Abandonné et négligé, il est aujourd'hui entouré de carrières et de dépôts de détritus.
Mais quelle allure ! Chateaubriand n'en parle pas (ce serait dans Le Génie du Christianisme), alors que Lamartine y consacre une petite description dans son Voyage en Orient (texte intégral en ligne dont je conseille au moins l'avertissement...) ayant habité le Liban (dans une maison qui existe encore à Achrafieh, de septembre 1832 à avril 1833, là-même où mourut sa fille Lydia, 11 ans, en décembre 1832) avec de jolis mots : "[...] ce rocher, naturel ou taillé hors des flancs de la montagne qui le touche, porte à son sommet un château gothique parfaitement conservé, habitation des chacals et des aigles ; des escaliers taillés dans le roc vif s'élèvent à des terrasses successives, couvertes de tours et de murs crénelés jusqu'à la plate-forme supérieure, d'où s'élance un donjon percé de fenêtres en ogive ; la végétation s'est emparée partout du château, des murs, des créneaux ; d'immenses sycomores ont pris racine dans les salles, et élancent leurs larges têtes au-dessus des toits éboulés : les lianes retombant en touffes énormes, les lierres cramponnés aux fenêtres et aux portes, les lichens qui révèlent partout la pierre, donnent à ce beau monument du moyen âge l'apparence d'un château de mousse et de lierre [...]"
(Le lycée Français de Tripoli s'appelle Le Lycée Lamartine...)
Le village de Chekka, situé quelques kilomètres plus loin n'a pas eu cette chance : l'ancienne cité phénicienne a entièrement disparu pour laisser place à une cimenterie qui défigure tout ce littoral et ce site autrefois splendides, comme beaucoup d'autres constructions tout au long de cette route !
L'arrivée à Tripoli n'est guerre plus réjouissante. Les quartiers "modernes" périphériques où habite Robert H. qui va nous héberger si gentiment et qui est le Directeur du Centre Culturel Français de Tripoli ne sont pas de mon goût. Mais ce n'est qu'un visage de la ville que tous les guides (ils sont peu nombreux en français) annoncent : moderne et traditionnelle. Alors...soyons patients !
Il n'est pas midi et il fait déjà très chaud à Tripoli.
Heureusement, l'appartement de Robert est frais et son café nous maintient en forme !
Nous attendons une ravissante jeune femme, Aïda El S. qui connaît et aime sa ville comme personne, enseignante et historienne de Tripoli, et qui prépare en même temps une thèse à l'Université de Strasbourg.
Elle nous emmène directement dans la vieille ville.
On voit que l'on vient de sortir d'une période électorale. Au Liban chacun affiche son candidat et son équipe favorite pour la coupe du monde.
On commence par entrer dans le hammam Hal-Jadid, lieu dans lequel je n'aurais jamais osé rentrer seul, et que je n'aurais même pas remarqué dans la ruelle ! Il date de 1740 (il y en a de plus vieux à Tripoli qui datent du XIVè siècle, du temps des Mamelouks), mais celui-ci est particulièrement beau par ses mosaïques, ses marbres, ses volumes, et ses dômes percés pour laisser entrer la lumière... le cul-de-four de son portail montre une chaîne incroyable puisqu'elle est sculptée dans une seule pierre !
Les souks de Tripoli, d'un avis unanime, sont les plus beaux et vrais du Liban, à savoir vivants et non faits pour les touristes, sans cartes postales ni ballons de baudruche, mais avec juste des artisans, des mamas qui font leurs courses, des gamins qui courent, et des odeurs de viande fraîche et d'épices.
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La marche va être longue mais passionnante car notre guide nous raconte en même temps l'histoire de Tripoli, ancien comptoir phénicien depuis le IXe siècle avant J.-C. qui vit défiler au fil des siècles les Grecs, les Romains et les Byzantins.
Détruite au VIè siècle par un incendie, elle fut reconstruite et quand arriva Raymond de Saint-Gilles (il était commandant d'une des quatre armées de la première croisade), la bibliothèque de cette ville possédait cent mille manuscrits, c'est dire son rayonnement intellectuel d'alors.
La présence sur le mont Pèlerin du château de Saint-Gilles rappelle que les Croisés vont occuper Tripoli de 1109 à 1289.
Mais qui dit mont dit monter ! Je passe en silence mon mal de dos...
Surprise : les militaires sont en haut ! Ils gardent le château des Croisés, toujours symbole du pouvoir. Aïda me dit que lors de la dernière guerre et des précédentes, il a toujours servi de prison...
Raymond de Saint-Gilles, fait comte de Tripoli sous le nom de Raymond 1er mourra dans ce château le 28 février 1105.
Il fait très chaud là-haut en plein soleil, mais les explications d'Aïda sont tellement intéressantes, que je la suis sans rien dire... Mon frère préférant nous attendre à l'ombre et regarder la ville à ses pieds...
L'histoire de ce château et celle du comte de Toulouse est bien sûr pour moi qui aime toutes les histoires sur les Templiers, les Cathares, les croisades et raffole des châteaux forts, du vrai petit lait.
Après celle des Croisés, l'histoire sera celle des Mamelouks puis celle des Ottomans. Mais cette ville restera toujours un grand pôle économique et intellectuel du Liban dont elle est aujourd'hui la deuxième ville, même si elle souffre de graves problèmes environnementaux (distribution d'eaux, déchets, pollution des plages...)
Du château c'est l'endroit idéal et impressionnant pour voir la partie de la ville située de l'autre côté de la rivière Abu Ali, véritable égout à ciel ouvert bordé de milliers de marchands ambulants, et qui coupe Tripoli en deux.
Souvenir fort quand je revois ces photos, je replonge dans la chaleur, les odeurs, le brouhaha et la rumeur de la vie qui remontaient jusqu'à nous à ce moment-là...
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Nous redescendons dans la vieille ville, mais avant (de nous rafraîchir et de déjeuner, il est presqu'une heure) Aïda tient à nous faire visiter, au fond d'un labyrinthe de cours et de couloirs aussi sombres qu'odorants, la plus ancienne et traditionnelle fabrique artisanale et familiale (Al Sharkkas) de savons, une des spécialités de Tripoli.
Toute la famille est là, si gentille et silencieuse que je m'y sens vraiment "ailleurs" et dans un autre temps.
Vient enfin le moment où l'on s'assoit un peu pour boire un manger. L'endroit et le patron sont sympathiques, et j'y remarque au fond d'une petite salle un coffre-fort à clef (un Sauve et Magaud de Marseille !), ce qui indique que ce coffre est une antiquité et date sans doute du temps du "mandat" français au début du siècle dernier.
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Comme Aïda est infatigable, intarissable, passionnée par sa ville, nous aurons droit encore à quelques hammam célèbre, madrassa (école coranique), vieille église du temps des Croisés et rues pittoresques.
Je ne sais trop comment la remercier quand nous nous séparons pour retourner chez Robert H. qui nous attend pour le reste de la journée et de la soirée !
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Dans la ville moderne, Robert H. nous attend dans son appartement avec du champagne, ce qui n'est pas de refus, et nous présente Mahmoud Z., directeur des Lettres à l'Université, monsieur d'un certain âge qui est bien sûr très intéressant de par sa culture et son analyse du Liban.
Mais nous ne restons pas longtemps car Robert veut nous emmener au Centre Culturel (fondation) offert en 2007 par Mohamed Safadi, politicien libanais... actuellement ministre, pour assister à une conférence, mais aussi pour nous montrer la différence de moyens. "Notre Centre Culturel" est vraiment petit, situé à l'étage dans un immeuble commercial, par rapport à celui-là qui est immense, de marbre vêtu, avec des salles de conférence et d'expositions dignes d'un palace... Ce qui ne m'étonne pas à vrai dire, vu l'importance, on le sait, que donne à la culture notre Président aimé par 29% des Français !
A vrai dire, coup de fatigue peut-être, Raphaël Toriel (auteur français né au Liban, parfois appelé "le dramaturge philosophe"), qui semble très sympathique, m'intéresse moins que les jolies libanaises qui sont là et leur nuque nonchalante...

Au retour, alors que le soleil commence à décliner, nous faisons un détour pour voir quelque chose d'assez incroyable et que je ne connaissais pas : les "ruines" (pas tout à fait, puisqu'aujourd'hui c'est un lieu de promenade avec un parc floral, ce qui n'est déjà pas si mal puisqu'on a voulu à une époque y construire une sorte de Disneyland...) d'un parc international construit par l'architecte non moins internationalement connu et célébrissime, je veux dire Oscar Niemeyer en personne ! (oui, oui, celui de Brasilia, de la Maison de la Culture du Havre, du siège des Nations Unies à New-York, toujours vivant à 102 ans...)
Et bien il a fait à Tripoli le parc de la Foire Internationale du Liban, projet ambitieux presque fini (construit entre 1968 et 1974) mais foiré (non expérimenté à cause de la guerre) , et donc vaste polémique , c'est peu dire, (voir là aussi) depuis 30 ans (" Tripoli est socialement et urbainement sinistrée. Elle ne s’est pas relevée des traumatismes de la guerre. Elle est intérieurement disloquée et coupée de son environnement. Le site de la foire est manipulé pour servir de glacis dans les enjeux territoriaux et de support à des spéculations affairistes..."
Mais les constructions semblent être sauvées depuis que le World Monuments Fund a déclaré ce parc en 2005 à New york comme un des 100 monuments les plus menacés du monde.
Ambitieux, comme tout ce que fait Niemeyer, il y avait là héliport, parc, arche monumentale, salles d’exposition, amphithéâtre sous un dôme...
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Je vous conseille vraiment, pour vous rendre compte du gâchis, la vidéo faite à l'intérieur du dôme qui montre son état d'abandon et surtout son acoustique incroyable ! (ne vous laissez pas décourager par la première minute avec du vent, ça vaut le coup de voir le reste, si vous êtes pressés, passez directement à une minute, quand on rentre dedans!). (ce dôme qui fut d'ailleurs utilisé par les Syriens pendant la guerre comme entrepôt de munitions !).
Bref Aïda connaît bien l'histoire de ce projet...Je conseille pour ceux qui s'y intéresseraient de lire l'étude exceptionnelle de Charbel Nahas, avec d'ailleurs vers la fin une analyse passionnante de la situation et des problèmes de Tripoli aujourd'hui avec des documents formidables (dont le découpage de la ville par exemple selon ses différentes zones socio-politico-économiques).

Enfin, détour incontournable, Jany veut y faire ses provisions, la meilleure pâtisserie du Liban, Abdul Rahman Hallab & Sons célèbre dans le monde entier depuis 1981.
Sorte de petit palace avec ses salons de dégustation, mais qui laisse voir aussi ses cuisines. Pâtisseries orientales bien sûr, mais café et son péché mignon, les Halawet al Joubn faits de fromage frais, de crème fraîche, de sirop de sucre et de secret !
Et jusque tard dans la nuit, jusqu'à fumer un cigare assis sur les rochers qui sont en face, nous resterons au restaurant Le sultan à Al-Mina.
Restaurant étonnant par sa collection de vieux postes radio. Robert, Jany et le professeur sont en forme. Il faut dire que les poissons grillés et l'arak ne manquaient pas. Sans commentaires !
Encore couché à pas d'heure !
Mais est-on tous les jours à Tripoli ?