Lundi 1er octobre 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
Ensilage
ou : encore une histoire vieille comme le monde...

Les voisines m'avaient dit que samedi matin "ils" allaient ensiler. Je me demandais bien ce que cela voulait dire.
On a donc commencé, après avoir nettoyé la table du petit-déjeuner de mes filles à "faire les devoirs" dans la cuisine, face au champ de maïs, sans s'inquiéter de quoi que ce soit.
Il y avait beaucoup d'exercices à faire, de questions à répondre, en Histoire, en Géographie et en Français.
Pour le Français, il fallait recopier d'un dictionnaire la définition de 20 mots. Ça demandait beaucoup de temps, mais le plus dur c'était de choisir la bonne définition, car dans la langue française un mot peut avoir plusieurs sens. Sans le contexte d'une phrase c'était donc un peu aléatoire. C'est là que je suis intervenu pour aider, mais surtout faire faire des exemples de phrases avec le mot... Chose non demandée... mais pensais-je, cela servirait un jour... c'était une manière d' emmagasiner du vocabulaire.
Changement de matière, mais où il fallait accumuler encore des définitions à chercher et à recopier : taux de natalité, taux de mortalité, accroissement naturel...
Puis ce fut l'urbanisation de l'Afrique, les inconvénients des bidonvilles...
Je pensais que c'était fou tout ce qu'on faisait engranger de connaissances pour une aussi jeune fille...
Pas si facile de distinguer ce samedi matin la nostagie de la mélancolie (deux mots à chercher)... On a dû faire appel pour la nostalgie au passé, mais à dix ans le passé...
Peu importe, on travaille pour plus tard me disais-je. Entasser, stocker, un peu comme une fourmi, non pas pour l'hiver mais pour le futur... tout ce qu'il faut déposer et remiser aujourd'hui comme connaissances, pour pouvoir plus tard réfléchir, comprendre, penser, juger, partager, communiquer, critiquer, imaginer, inventer...
Quand soudain, la machine monstrueuse est arrivée dans son vacarme de poussière, accompagnée de trois tracteurs tirant chacun une énorme remorque.
D'abord on regarde fasciné et terrifié les incroyables mâchoires argentées, tournant, vrillant, mélangeant coupage, broyage et destruction exhaustive de tout ce qui se présente devant.
Une image de la mort certaine à quelques mètres de nous, aspirante, gourmande, presque tentatrice avec tous ses rouages et cliquetis de métal argenté...
On se rue sur la pelouse malgré nous voir "ça" de près.
Je croyais que la machine triait les épis du reste. Non. Elle broie tout en un mélange que récupère adroitement un tracteur accompagnateur, dont tout l'art est de bien coller au monstre, afin d'en récolter le chyme, un deuxième le suivant de près pour prendre le relai.
Car une fois le monstre lancé il ne s'arrête plus tant qu'il reste encore un pied de maïs debout dans le champ.
C'est donc cela que les voisines appelaient ensiler.
Elles voulaient dire qu'ils broieraient toute la plantation de maïs, la transformeraient en bouillie fine, et iraient la stocker dans des silos à la ferme (d'ailleurs pas forcément dans des silos), d'où elle servirait plus tard à engraisser les bêtes...
On vérifiera facilement, puisque les dictionnaires ont été abandonnés brutalement sur la table, que ensilage désigne aussi bien l'opération de mise en silo que la récolte, le produit obtenu et stocké.
Sauve qui peut la vie !
Car il s'agit aussi d'une panique et d'un drame pour les habitants du champ.
Devant la machine nous les voyons fuir et sortir : sangliers, faisans, lapins, musaraignes, loirs, et même de gros crapauds.
Comme souvent, ce sont les plus petits qui y laissent la peau surtout ceux qui courent le moins vite, ou qui affolés se trompent de direction et se jettent dans la gueule de l'ogre.
En à peine deux heures, ce qui aurait demandé des jours au temps de mes grands parents, le champ n'est plus qu'un souvenir pour nous.
Nous redécouvrons la vallée cachée depuis des mois.
Nous sommes ravis que la machine ne soit pas parfaite : il reste deux pieds.
Les survivants !
Nous nous empressons d'aller les voir.
Nous ramassons quelques épis qui ont échappé à Goldfinger pour en faire un bouquet.

Notre voisine Micheline nous donnera de vieilles aiguilles à tricoter pour faire les tiges.
De retour dans la cuisine, nous retrouvons cahiers, livres et dictionnaires ouverts.
Mais cet ensilage-là ne nous dit plus rien.
On découvrira plus tard sur Internet que les Aztèques pratiquaient déjà l'ensilage.

Finalement encore une histoire vieille comme le monde !