mardi 25 septembre 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
C'est fou ce qu'on peut faire avec quatre mains...(no1)
ou : Le silence des sirènes, une création de Jacques Lenot.

J'ai déjà parlé d'une liste que je complète quand j'y pense, des choses que je n'ai jamais faites encore dans ma vie, comme par exemple descendre dans un sous-marin et faire un voyage dans les grandes profondeurs. Samedi dernier, j'ai pu faire ainsi, quelque chose à laquelle je n'avais jamais assisté : la création mondiale d'un morceau de musique contemporaine.
Ce n'était pas trop prévu. Mais voilà, samedi vers 13 heures :
- j'ai eu un coup de blues, il fallait que je bouge, me sortir de cette léthargie mélancolique qui va si bien aux villages euréliens,
- Je savais qu'il y a avait dans le cadre du Septembre musical de l'Orne (département limitrophe de l'Eure et Loir) un concert de piano à quatre mains avec au programme cette création de Jacques Lenot, au titre si alléchant : Le silence des sirènes.
- Je me demande si j'ai déjà vu en concert une pièce jouée à quatre mains... Ce n'est pas le genre pianistique le plus connu, je pourrais en profiter pour voir ça, comment ça marche...Et là c'est un programme entier consacré à des pièces écrites pour piano à quatre mains...Ce ne sont pas des adaptations, mais des oeuvres écrites par l'auteur (Fantaisie en fa majeur de Schubert,trois esquissses symphoniques de la Mer de Debussy, pour terminer , après Le silence des sirènes, par la version de Stravinsky du Sacre du printemps)
- De plus, Si Jacques Lenot était là, je pourrais en profiter pour passer un moment avec lui, et peut-être qu'il comprendrait ma venue comme un soutien et une preuve non seulement de mon estime, mais de mon amitié. Je sais combien la vie d'un musicien contemporain est difficile, si aléatoire, si peu connue, avec cette obsession des commandes (pas de salut pour ces gens-là sans les commandes), la difficulté d'enregistrer ses oeuvres, de se faire écouter à la radio ou ailleurs, affronter les idées reçues (ah oui, la musique qui fait du bruit, gring dong trux soin soin bong bong...qui fait mal aux oreilles, qu'est pas " jolie ", sans queue ni tête et où on ne " comprend " rien...)

Petites routes encombrées de tracteurs et de voitures électriques escargots, supersurveillées par les gendarmes et leurs satanés radars. Paysages par contre assez beaux, surtout quand on arrive dans le Pays d'Auge.
Le Prieuré de Crouttes est à côté de Vimoutiers et de Camembert. Crouttes un tout petit village complètement en équilibre accroché sur une toute petite route pentue.
Le Prieuré de Crouttes n'est pas aussi célèbre que le fromage du village d'à côté, (la " grande ville " du coin étant Vimoutiers), mais c'est un ensemble sympathique, construit par des bénédictins à la fin du 10ème siècle, à deux kilomètres du village. Il dépendait de la célèbre abbaye de Jumièges.
On y trouve encore pas mal de bâtiments, une chapelle, et deux choses communes avec l'abbaye de Thiron-Gardais : une très belle grange aux dîmes, et des jardins thématiques (remarquables ici par toutes les vieilles variétés de roses).
Le concert se déroule dans la grange aux dîmes, à la charpente impressionnante comme la plupart du temps dans ce genre d'édifice.
La grange est pleine. Gens assez âgés, beaucoup d'anglais.
Il est 17h15 quand le concert commence.
Les deux pianistes sont Mayumi Kameda et Jean Jacques Balet. Ils jouent ensemble depuis 1977. Leur cursus est exemplaire, ils ont enregistré plusieurs disques ensemble ou séparément, et jouent un répertoire aussi bien romantique que du XXè siècle.
C'est en février 2007 à Genève, alors qu'on venait d'y créer son opéra " J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne " d'après la pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite peu avant sa mort, que Jacques Lenot a décidé de leur écrire une œuvre pour piano à quatre mains. Il prend pour prétexte un court texte de Kafka, dont le titre l'inspire : Le silence des sirènes.
La première partie, je la passe fasciné, je dois le dire à regarder ce corps à corps entre les deux pianistes, pas l'un contre l'autre, mais tout contre. C'est un travail fait au millimètre pour que chaque doigt trouve au bon moment sa touche. Ce jeu de mains n'est pas pour une fois un jeu de vilains.
Les paumes se frôlent, les avant-bras se croisent, se chevauchent, se fuient, au dixième de seconde. Il faut trouver le doigté qui convienne aux deux partenaires, il faut donc bien connaître la partition de l'autre, pour l'anticiper. Pas de gêne ni de touche-touche ! On se frôle mais on ne se touche pas ! Le poignet pour cela s'élève, s'abaisse, les doigts doivent bien se replier...
Fixant ces mains quatre mains sur le clavier (j'étais au deuxième rang, invité par Jacques à m'assoir à ses côtés) je les vois et les entends comme un complexe jeu amoureux et érotique. La partition est là, omniprésente à suivre, à obéir. Le stress de la jeune fille qui tourne les pages ! Elle se plantera d'ailleurs deux fois, et on vit la panique...
Cela fait penser à deux individus qui doivent s'unir, qui plus est en public, et veulent obtenir l'orgasme (au moins pour le spectateur), sans se toucher .
Il y a, en plus d'un risque, d'une partie qui se joue sur une corde raide, de la connivence, de la complicité, de l'intimité. Pas étonnant que beaucoup de duos pianistiques sont aussi dans leur vie privée " ensemble ", ce qui est le cas ici. Il faut du désir pour jouer à quatre mains. Mais se partager un piano et dormir dans le même lit ne sont pas comparables.
Ici la femme, en robe rouge, joue la partie primo (partie aigue, à droite du clavier, en général qui se lit en clé de sol. L'homme joue la partie secundo (en clé de fa)... C'est le secundo qui met la pédale, pour lui, mais aussi pour la partie primo.
Pas sympa pour le primo s'il ne lui la met pas quand il faut !

À l'entracte tout le monde se rue dans les jardins, fume sa cigarette, ou pour nos amis anglais dans la cafétaria, non pour admirer l'impressionnant pressoir du XVè siècle, mais pour boire le cidre local.

Ça sonne...
Il est donc l'heure de ma " première Première ".
Jacques Lenot monte sur scène, présente et remercie ses interprêtes, raconte un peu la genèse de cette pièce.
Silence avant le silence des sirènes...
Oh temps suspends ton vol...
J'ai trouvé la pièce claire, lumineuse même, cadrée, rythmée et rigoureuse. Je l'ai reçue avec comme images celles d'un film muet usant ralentis et accélérations qui se résumerait en un seul plan long sur le flux et reflux d'une seule vague. Mais l'étonnant, voire l'époustoufflant et l'émouvant, et je pense en effet que le sujet n'est pas le silence, est combien cette musique vous oblige à écouter le temps et l'entendre.
Ému, rassuré que cette interprétation-là soit enregistrée (mais sera-t-elle un jour gravée ou numérisée, j'en doute même si je l'espère), je suis très impressionné. Bien sûr, mes mots ne sont pas ceux de la critique musicale...
Qu'importe, je ne regrette pas d'être venu.
Après une interprétation non moins magistrale du Sacre du printemps, je pars vite après avoir salué Jacques, qui de toute façon est, il me l'a dit, sera sollicité et accaparé par toutes les notabilités locales pour le reste de la soirée.
En sortant, je souris quand même, de regarder au loin, l'homme seul en noir devant la porte, et auquel personne n'adresse aucun regard ni sourire.
C'est Jacques Lenot, seul et face au silence des sirènes.