jour précédent jeudi 4 février 2010 jour suivant retour au menu
Au cœur de Personnes (Boltanski 1)
ou : "Qui laisse une trace laisse une plaie" (Henri Michaux)

La nef du Grand Palais et ses 13 500 m2 n'a pas été chauffée à la demande de l'artiste, mais comme dehors il souffle un vent glacial et qu'il neige, nous n'avons pas fait "brrrr..." en entrant.
À peine le temps de marcher vers le grand mur de boites à biscuits qu'on aperçoit aux pied de l'escalier d'entrée, qu'une jeune femme m'aborde et m'explique, dans un français difficile et fort en accent qu'elle est une journaliste russe en stage et me demande (en me tendant un petit micro) si je veux bien répondre à quelques questions.
- Bien sûr !
- Alors je commence... Pourquoi êtes-vous venu ici ?
Je me retiens d'éclater de rire et hésite à lui répondre que c'est pour me réchauffer, pour enregistrer les bruits de mon cœur et celui de ma copine (avec une idée derrière la tête), mais je choisis la sobriété et, disciple de Jacques II de Chabannes, lui réponds :
- Pour voir le travail de l'artiste !
Lapalissade normale vu que je l'avais discrètement entraînée au pied du mur !
- Mais vous savez que la grue aujourd'hui ne fonctionne pas ?
- Oui, c'est même pour cela qu'aujourd'hui l'entrée est gratuite... c'était marqué devant le guichet...
- C'est dommage... (!, ?)
- Ça ne me dérange pas au départ, mais pour l'instant, je vous signale que je n'ai rien vu encore à cause de ce mur... Mais j'ai lu, la grue c'est le doigt de Dieu, la main de Dieu, la "mâchoire de Dieu", celle qui semble prendre les hommes au hasard pour les gracier ou les tuer... "sans raison apparente" comme dit l'artiste dans une interview (de Catherine Grenier)...
Voyant que son regard était à l'affût des nouveaux entrants je lui demande en souriant :
- C'est tout ?
- Oui, oui, merci beaucoup...
Je fais signe à Sandrine qui s'était un peu éloignée, de revenir vers moi pour me prendre en photo.
..
- C'est bizarre ce mur, mais c'est beau aussi, avec ses boîtes rouillées...
- Bah, je pense que c'est un rappel de son œuvre, des empilements de boîtes il en a déjà fait ailleurs. La taille ici est juste impressionnante. A vue de nez il doit y en avoir environ cinq mille, empilées sur 3 épaisseurs (sans doute pour y donner un peu de solidité et de stabilité, sinon la moindre pichenette donnée par un gamin ferait tout tomber... C'est d'ailleurs arrivé que dans des expositions antérieures certaines de ses constructions se cassent la gueule, ce qui l'a toujours fait rigoler : il ne les pas remis en place et les a laissées telles quelles par terre le reste de l'expo...)
Collé face au mur, me reviennent les expériences identiques dans ma vie : face aux murs incas de Sacsayhuamán au Pérou, au mur des lamentations à Jérusalem, et quelques autres, mais aussi face à la rouille, cet oxyde trace du temps au brun-rouge si varié et aléatoire... et qui m'a fait faire toute ma vie des milliers de photos (bateaux, usines désaffectées, friches industrielles...). Réminiscences aussi des casiers, des empilements, des alignements qui m'ont impressionné ou ému à l'identique...
Christian Boltanski déclare (toujours dans l'interview du livre de Catherine Grenier, La vie possible de Boltanski au Seuil) : "Il y a en entrant un grand mur de boîtes de biscuits, qui a un effet pratique, parce que je ne veux pas que l'installation soit visible tout de suite, et qui a aussi un effet de columbarium." (p.299).
Columbarium, si on veut (me restent plutôt les images du cimetière de Guatemala city, que je n'ai pas le courage aujourd'hui de rechercher dans mes boites à moi), mais aussi donc, si l'on veut, juste et rien qu'une idée pratique.
- Tu crois qu'il y a quelque chose dans ces boîtes ?
- Peut-être, sans doute, peut-être pas dans toutes. Pour une exposition il y a 20 ans (Les archives de C.B. 1965-1988, 1989) il avait construit un mur de 646 de ces mêmes boîtes avec certaines plus rouillées que d'autres (selon l'usure du temps) et qui contenaient plus de 1 200 photos et 800 documents divers qu'il avait rassemblés en vidant son atelier, manière de consigner sa vie d'artiste, mais présente seulement dans sa mémoire et son intimité puisque ces traces étaient cachées au spectateur... De telles boîtes avaient déjà été utilisées dès 1970, (par exemple pour Essai de reconstitution (Trois tiroirs), 1970-71) dans lesquelles étaient conservées cette fois-là des répliques en pâte à modeler de ses jouets d'enfance, une bouillotte, des avions...
- C'est pour cela que cela te plaît, toi qui garde tout aussi...
- Oui, évidemment, mais je commence à changer puisque je te l'ai dit, je commence à pouvoir tout en les triant et les classant, en jeter définitivement une bonne partie.
- C'est nouveau ça !
- Oui. J'ai beaucoup réfléchi et hésité, de peur de le regretter après. Mais en réfléchissant pourquoi j'avais tout gardé depuis si longtemps, je me suis aperçu que chaque trace gardée était en fait une blessure. C'est Henri Michaux qui a raison : "Qui laisse une trace laisse une plaie." (dans Tranches de savoir, recueil intégré en 1954 à Face aux verrous, et publié à part dès 1950) et je ne veux plus souffrir...
Mais vingt ans plus tôt encore, en 1969, Boltanski avait cette tentation : "Garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but".
À mon avis il a modifié et joué avec cette prétention au cours du temps. La plupart des ses installations sont maintenant démontées et il n'en reste que des photos ou des films... ou plus rien. Il a même fait des installations où les visiteurs pouvaient se servir et emporter ce qu'ils voulaient ou presque, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.
- Ah oui ?
- Oui par exemple en 1993, dans l'espace du quai de la gare, il avait disposé un stock de vêtements usagés et il proposait aux visiteurs d'en choisir et de les acheter à prix très bas. On leur donnait un sac en plastique qu'ils pouvaient remplir. Ils avaient donc le choix : se faire collectionneur d'art et garder les vêtements dans le sac (où était écrit "Christian Boltanski, dispersion") ou tout simplement utiliser et porter les vêtements qu'ils avaient essayés et choisis. L'exposition a duré deux mois et ils ont écoulé comme ça trois à quatre tonnes de vêtements. Dispersion, recyclage, renaissance... On était libre de vivre ça comme on voulait. Il n'y avait d'ailleurs pas eu de vrai carton pour le vernissage. Juste un papier indiquant qu'à partir de telle date on pouvait venir chercher des vêtements etc. Les puristes ou spécialistes de l'art pour l'art avaient un peu tiqué, et cela avait désorienté un peu ceux qui voulaient absolument "comprendre"...
- J'imagine...
- Il a recommencé de telles "dispersions" plusieurs fois après, à New-York dans une église protestante de Harlem, dans le hall de la gare de Grand central (où il avait mis en scène une sorte de bureau des objets trouvés avec les vrais objets trouvés dans cette gare ! les gens pouvaient ainsi les récupérer...), aussi à la Haus Der Kunst de Munich. Tous les objets trouvés avaient été reproduits dans un journal, et les gens sont venus les chercher. A la fin, les objets qui restaient, qui n'avaient pas été réclamés, ont été vendus en bonne et due forme, aux enchères.
- sympa !
- Oui, à tel point qu'il a déclaré : "Le soir, j'ai dit au directeur : « C'est formidable, il y a huit cents personnes! », il m'a répondu : « Oui, quand on ne fait pas de l'art, ça marche toujours. » Il avait raison! "(p.240).
Boltanski déclare : "c'est un spectacle". Le mur de boîtes est un rideau mais qui ne se lève pas. Il faut le contourner pour découvrir la mise en scène, pour entrer dans un théâtre que certains appellent (comme Emmanuelle Lequeux à Beaux Arts) de la cruauté. C'est une usine, bruyante, froide, immense, dans laquelle on peut marcher des heures, avec une grue qui n'arrête pas de travailler. On n'y va pas pour voir quelque chose, mais pour entrer dedans. Pour y déambuler, fantômes parmi les fantômes.
Boltanski dit "Ce qui m'a frappé dans le Grand palais, c'est son côté "grand hangar vide un peu moche". Pour Personnes il sera un peu comme une usine". Quand Richard Leydier (Art press) demande à Boltanski : "Votre exposition sous la verrière du Grand Palais s'intitule Personnes. Qu'y verra-t-on ?" il commence par répondre : "Beaucoup de monde. C'est pour cela que cette exposition s'appelle Personnes, au pluriel" puis dit aussi plus loin le fond de sa pensée : "Ce titre désigne tout à la fois quelqu'un et la négation de quelqu'un... Dans ce projet, il s'agit du passage entre "être" et n'"être plus", entre personnes et personne."