jour précédent mardi 9 février 2009 jour suivant retour au menu
Se laisser envahir par la mémoire (Boltanski 2)
ou : quand le spectateur devient acteur.

Après avoir contourné le mur d'entrée, on entre dans un espace étonnant par sa taille, par rapport à celle de l'homme, mais on se demande surtout où ou dans quoi on vient d'entrer ou de pénétrer. Est-ce un paysage (de quel pays ?), un champ (de quoi ?), un terrain d'aviation (où décollent et atterrissent quel genre d'engins ?), un cimetière (mais où sont les tombes ?), un terrain de jeu (mais quel jeu se joue là ?), un stade (mais qui sont les joueurs et où est l'arbitre ?), une pelouse (sans herbe ?), une usine (où l'on fabriquerait quoi ?), une cathédrale (où se ferait quelle cérémonie, quel rite de quelle religion ?), un endroit jamais vu, inconnu tout simplement.
Et on se demande aussi quel est ce bruit de fond incessant et répétitif.
Au milieu de cet espace on se sent petit, un peu perdu.
Et pourtant on n'y est pas seul : il y a du monde, des gens qui marchent, seuls ou en groupe, certains sont arrêtés, d'autres penchés vers le sol, d'autres encore lèvent la tête vers la verrière. Il fait frais, l'espace est bruyant et on ne sait pas quoi penser et ce que l'on va vivre là.
On a le réflexe d'avancer et de rentrer dans ce lieu qui nous dépasse un peu et dans lequel on ne sait trop comment, au départ, trouver ou prendre ses repères. On s'approche de ce qui fait penser à des parterres d'un jardin particulier, des platebandes, des carrés, avec des allées, des éclairages, des poteaux... et des milliers de vêtements mis à plat sur le sol.
On est intimidé, on ne sait pas pourquoi, mais c'est irrésistible : on s'approche, on s'y dirige, on va "vers ça".
On s'en approche doucement, car on n'a pas envie de courir. On sent que c'est aussi un espace où le temps a tout son temps. Même les enfants n'ont pas envie d'y courir.
Lieu de foule, mais impressionnant et contradictoire : chacun semble y vaquer seul, à son rythme, à ses occupations. Certains font des photos, d'autres prennent des notes, d'autres lisent la brochure distribuée à l'entrée. Certaines silhouettes sont penchées vers le sol et semblent y chercher "quelque chose". Il règne là une sorte de temps ralenti, presque immobile, presque contradictoire avec le "bruit" ambiant. D'habitude dans les lieux bruyants, les gens ont tendance à hausser la voix. Ici, ils parlent doucement ou ne parlent pas.
Ce lieu n'est décidément pas un lieu comme un autre. On pourrait penser à un champ de bataille quand la guerre est finie. Ce n'est pas la foule habituelle insupportable des grandes expositions. Ce lieu ne donne visiblement pas envie de parler.
Il pousse au calme, à une sorte de recueillement, de méditation. Mais devant quoi ? Et pourquoi ? Que se disent les gens dans cet endroit ? Que se racontent-ils ? Qu'échangent-ils ? Quelles confidences y sont-elles faites ?
Chacun semble vivre son parcours dans l'espace à sa manière.
Mais quand on entre dans les couloirs entre les vêtements, l'impression devient plus forte et s'accélère : on s'aperçoit qu'à chaque "carré" correspond un enregistrement du bruit d'un cœur, que l'on distingue à ce moment-là de l'ensemble qui envahit l'ensemble des battements de cœur qui envahit l'espace Grand palais. Je pense que chacun a son émotion et le vit à sa manière.
Il y a des cœurs qui cognent, des cœurs qui roulent comme des trains, certains qui sont lents, d'autres qui battent vite... mais tous se rejoignent comme pour dire le bruit du monde vivant.
Mais voilà, sur le sol reposent des vêtements usagés. On peut penser à un vide-grenier, à un marché, à un champ de bataille où il ne resterait que les habits des soldats. Il y a du fantôme dans l'air. C'est à la fois plein ET vide. C'est plein de personnes mais il n'y a plus personne.
On sait ce que sont ces dizaines de milliers de vêtements. "Ce sont des vêtements donnés, qui sont ensuite traités par une entreprise de récupération, dans des entrepôts où des gens les trient. Dans l'installation du Grand palais, les vêtements nous sont prêtés par cette entreprise, et ils seront par la suite rendus et recyclés... Même chose pour les quatre cents poteaux métalliques. Rien ne doit subsister de cette exposition. " (interview de Boltanski par Richard Leydier, Artpress hors-série).
Mais cela ne suffit pas et là n'est pas le problème : ils ne sont pas là par hasard, et face à un vêtement vide usagé sur le sol, on ne peut pas ne pas penser, même inconsciemment, à "quelque chose d'autre".
Et c'est là que Boltanski est un grand artiste et qu'il a gagné son pari, fait aboutir son intention. Je défie quiconque de ne pas ressentir quelque chose de lui (personnel) et du monde (universel) devant ces parterres de vêtements.
Boltanski déclare : "En fait, l'artiste ne peut parler que de ce que l'autre sait déjà".
Il enfonce le clou : " Depuis le début, je pense que la photo de quelqu'un, un vêtement usagé, un corps mort et maintenant un battement de cœur, c'est la même chose : un objet qui renvoie à un sujet absent. Dans un vêtement, il y a encore l'odeur, la trace, mais plus la personne.[...] Et plus on accumule des preuves de la réalité de quelqu'un, plus on montre qu'il est absent."
Et il est bien sûr impossible de penser à ces milliers de vêtements usagés sans penser aux personnes qui les ont portées, même si certaines ne sont pas forcément mortes. On a tous mis en vente ou acheté des vêtements dans un vide-grenier, donné des vêtements usagés (les nôtres) à une association quelconque (ne pas jeter ni gaspiller ce qui peut servir encore, aider ceux qui sont dans la misère ou n'ont pas beaucoup d'argent pour s'habiller...), eu le problème de quoi faire des vêtements d'un proche décédé (pour ne pas dire : comment s'en débarrasser, sans se faire violence, sans oublier le mort, ne pas le dépouiller une nouvelle fois...) , on a tous hésité soi-même à se séparer de vieux vêtements, comme si c'était aussi se séparer de quelque chose de soi et de sa vie, ou renier des souvenirs.
On a tous (ou presque) des images des monceaux de vêtements ou objets personnels accumulés dans les camps de concentration par les nazis... des images des vêtements des mineurs pendus à des crochets avant de descendre au fond du puits... ou plus personnelles comme celles que j'ai des énormes tas de vêtements dans l'usine de mon ami Marcel L. à Cotonou... triés avant de repartir tassés en ballots dans un ballet incessant de semi-remorques vers tous les marchés de l'Afrique de l'Ouest...
Ces vêtements-là sont donc à la fois les nôtres et ceux de tout le monde, et je pense que chacun vivra la traversée de cet espace-là à sa guise, en fonction de sa sensibilité, son rapport avec sa propre mort et celle des autres, son rapport à l'espace et au temps, et des images qui habitent son cerveau et font battre son cœur.
Cette proposition et ce choix (Boltanski a pensé au début de ce projet à emplir l'espace de tentes dorées et reconstituer une sorte de camp militaire, qui aurait pu faire penser à ceux qui n'ont pas ou plus de domicile, aux camps de concentration, ou tout simplement à celui de Calais... Mais justement, la trop grande ressemblance avec la réalité ou l'actualité lui a fait changer d'avis) illustrent parfaitement la conception de Boltanski :
"Dans "art", il y a "artifice", l'art est toujours lié au mensonge. Le mensonge arrange la vie et la rend plus belle, et comme on ne sait pas ce que c'est que la vérité, ce n'est pas très important. En même temps, l'artifice est là pour montrer la vérité, plus tu fais faux, plus tu amènes au vrai. Le mensonge que représente l'art dévoile une vérité qui n'est pas une vérité personnelle, mais une vérité exemplaire, générale. Ce n'est pas la vérité du "moi", mais du "nous", la vérité essentielle. Ce qui est le plus important dans l'art, c'est que ce soit totalement universel et collectif, mais que chacune des personnes qui le reçoit pense que c'est personnel et se reconnaisse."
L'utilisation des vêtements usagés (déjà fait de nombreuses fois depuis 1988 à Toronto) n'est pas didactique. Il laisse grâce à l'allégorie toute sa liberté au spectateur, et c'est une des raisons de ma grande estime pour cet artiste.
Ce qui n'est visiblement pas le cas de tout le monde quand je lis le quotidien de vendredi dernier posé sur le comptoir du bureau de tabac de Thiron-Gardais :
et j'imagine bien de quel côté va pencher la polémique si quelqu'un montre l'article à la cantonade !
Bien que... Ne sait-on jamais... L'émotion ne se commande pas si bien que cela et tout le monde peut s'y laisser aller ou s'y laisser surprendre !
Ce "tas-là", pyramide d'une dizaine de mètres de hauteur, attire bien sûr l'œil dès que l'on entre, mais je ne m'y dirige qu'après une longue marche dans les allées, d'où je sors pensif, à la fois lourd et léger, tendu et calme, impressionné, surpris mais aussi comme rassuré et apaisé.
(à suivre)