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L'intégrale des vies minuscules
Mise en scène de Jean-Christophe Cochard,
ou : un pari gagné sur Pierre Michon.

"Ce sont de drôles de types qui vivent de leur plume
Ou qui ne vivent pas c'est selon la saison...
" chante Léo Ferré.

Pierre Michon est un de ces drôles de type, apparu en 1945 aux Cards dans la Creuse. Mère institutrice, interne au lycée de Guéret, Université de Clermont-Ferrand, licence de lettres et début d'un mémoire de maîtrise sur Antonin Artaud...
Après, c'est selon.
Comédien (il jouera Pozzo dans En attendant Godot), gardien d'hôtel, professeur de français langue étrangère à la Chambre de commerce et d'industrie du Loiret, commence à écrire à la fin des années 70...
Il publie son premier livre quand il a 37 ans, il s'appelle Les vies minuscules, il obtient le prix France Culture, manière de se faire remarquer.
Les dès sont jetés. Après...

Il fait comme il peut, il traîne, il vit de résidences, d'invitations, de copinages, de prix (Louis Guilloux, Décembre...), il écrit, lentement, pas toujours, peu mais bien. Un peu fainéant, il aime se laisser aller, boire, se documenter, prendre son temps, attendre que ça vienne. Il sait qu'on sait qu'il est un grand écrivain.
En 25 ans, il a (péniblement pourrait-on dire) publié une douzaine de livres, souvent pas épais mais riches. Il vient de recevoir le prix de l'Académie Française pour Les onze. C'est une vedette (il en profite et s'en amuse, il aime faire sa star, comme dans Télérama ou au dernier salon du livre à Paris...). Il est sorti de l'auberge, il était temps.
On dit qu'il va bientôt refaire l'acteur en Avignon (le rôle de Jean de Gand dans la tragédie du roi Richard II de Shakespeare, mis en scène par Jean-Baptiste Sastre).
Je ne sais pas si c'est vrai, de toute façon rien ne lui est impossible, on me dirait qu'il va faire une pub pour le vin en cubi que je le croirais. On peut raconter n'importe quoi, il s'en fout, blindé par son ego et son humour à toute épreuve.
En attendant, Les vies minuscules font partie de ces livres météores qui font date dans le ciel de la littérature, qui servent de phare, de signe de ralliement, de sésame ou de mot passe pour les amateurs d'une certaine Littérature.

C'est ce qui m'a fait rencontrer Jean-Christophe Cochard, un soir dans un restaurant de Nogent...Je lui ai demandé s'il connaissait Michon, il m'a dit :
- Oui, je travaille sur Les vies minuscules depuis 17 ans !
- Que dit Michon ?
- Il m'a donné son accord, mais Michon, c'est toute une histoire (rires), je connais le bonhomme depuis longtemps...depuis 17 ans !
C'est comme ça que j'ai eu la chance de rencontrer Jean-Christophe !
...
Jean-Christophe Cochard est lui aussi "un drôle de type". Né en 1963 à Courtalain, après 4 ans passés au Conservatoire dramatique d'Orléans, il est capable de tout faire, (entre autre vous réciter Miseres d' Agrippa d'Aubigné ou La prose du Transsibérien, d'une traite, comme ça au bout de la table, comme il me l'a déjà fait dans la cuisine ou le salon de Thiron-Gardais), remarquable pianiste, comédien, excellent lecteur (l'ai vu lire Jacques Réda dans une ferme et garder attentif l'auditoire local, plus d'une heure !), metteur en scène, acteur (théâtre et cinéma), directeur d'une troupe de théâtre, chien fou et habitué des galères, un rire et une énergie communicatrices, élève des plus grands, capable de vous raconter des histoires vraies à dormir debout en hurlant de rire
(comment par exemple dans l'aéroport de New-York, il a failli mettre en péril toute la tournée de la troupe de Mathilde Monnier, où il jouait le rôle d'un clown, en écrasant avec sa valise (sans le faire exprès bien sûr) et le tuant par la même occasion, le chien d'une riche américaine...)

Ce dimanche 25 avril, Il présentait les vies minuscules , pour la deuxième fois "en entier". Il faut dire que les vies ont été montrées (montées, jouées, lues, interprétées...?) sur scène indépendamment les unes des autres, depuis des années (La première vie montée par Jean-Christophe Cochard, la vie du père Foucault date de 1993, un an après sa rencontre avec ¨Pierre Michon !), environ une soixantaine de fois. Son théâtre de l'argile se retrouvant donc là pour l'intégrale, pour rien au monde, je n'aurais raté cette occasion, et disons-le tout de suite, je n'ai pas été déçu du voyage !
Commencée peu après 15 heures, salle pleine, cette intégrale coupée par des pauses où étaient offerts aux spectateurs, vin, jus de fruits, gâteaux, sandwiches, salades, ne se termina qu'à 22h28, salle quasiment pleine. (Mais certains n'avaient acheté des places que pour telle ou telle vie...car avaient déjà vu les autres au hasard des spectacles donnés précédemment (1er avril à Romorentin-Lantenay, le 2 avril à Montlouis-sur-Loire, le 3 avril à saint-Amand Montrond, 20 avril à Argenton-sur-Creuse, le 21 avril à Mainvilliers etc...)
Vie d'André Dufourneau & Vie d'Antoine Peluchet
avec Philippe Fauconnier et Eric Cénat.
L'un assistant sur le côté de la scène au récit de l'autre, se passant ensuite le relais pour enchaîner d'une vie à l'autre.
Début 15h15, fin : 16h47.
Les deux personnages trinquent ensemble avant de saluer.
De toute façon, dans toutes les vies, les acteurs (ou personnages) boiront sur scène.
"...mon avenir s'incarnait, et je ne le reconnaissais pas ; je ne savais pas que l'écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l'Afrique, l'écrivain une espèce plus avide de se perdre que l'explorateur..."
" ... l'enfant au petit jour emporte sa bûche, s'installe dans l'odeur de soutane et celle, galeuse, des enfants villageois, année sur année apprend des bricoles : que les mots sont vastes, qu'ils sont douteux; que l'herbe-aux-gueux s'appelle aussi la clématite, que les cinq herbes de saint Jean, dont on fait des croix clouées aux portes étables, sont, aussi bien qu'herbe de saint Roch, herbe saint Martin, sainte Barbe ou saint Fiacre, molène, scabieuse, et cirse; que le patois n'est pas coextensible à l'univers, et le français pas davantage; que le latin n'est pas que violon des anges : qu'il porte des présences, nomme la joie qu'on éprouve à dormir et celle qu'on goûte à s'éveiller, suscite l'arbre et l'orée aussi bien que les plaies du sauveur, et est lui-même insuffisant..."

Première pause. premières cigarettes, premières discussions et échanges de vue, d'impressions.
On se demande si on peut "adapter", théâtraliser, mettre en voix, mettre en scène un texte de Michon, ou un texte tout court, non écrit pour le théâtre... Il y en a qui qui ouvrent le livre, indiquent des passages, vérifient si "tout" a été dit, lu, "joué"...Je vais incognito d'un groupe à l'autre, écoute, entend...Les avis vont bon train, on se demande "si tout le reste" (les autres vies) vont être "comme ça"...
Visiblement les gens restent. On se presse à l'entrée pour la "Vie" suivante. "ils" ne suivent donc pas l'ordre du livre.

Vie des frères Bakroot
avec Philippe Fauconnier et Jean-Christophe Cochard.

Quand on s'installe, les deux acteurs sont autour d'une table et feuillettent le livre de Michon, version Folio.
Il est exactement 17h06 quand la salle est dans le noir, et qu'on pourrait entendre une mouche.
Personne ne doute encore ce qu'il va entendre et vivre pendant une heure vingt.

Les photos suffisent. Le public est abasourdi, scotché par le texte de Michon, par la manière dont "ces deux-là" le jouent (et surtout face à la performance de Cochard et à ses emportements délirants à la hauteur du texte). On ne raconte pas "ça".
La voix et le corps de Cochard portent les mots de Michon. Il y a là comme un envoûtement, un sortilège, celui de la littérature portée à son incandescence comme Roland Bankroot s'était lui aussi laissé prendre. Texte inoubliable de Michon pour le spectateur, qui se précipitera pour le lire, ou le relire, marqué à jamais par cette interprétation-là !
" Roland ne se déridait pas : les livres l'avaient perdu, comme disent les bonnes gens, comme un peu plus tard me dit ma grand-mère. Perdu ? Il l'était, Oui - il l'avait toujours été - dans ce monde qu'il ne voyait guère aussi bien que dans les livres qui lui en tenaient lieu, mais c'était un lieu de refus, de supplication toujours repoussée et de méchanceté insondable, comme, sous les coutures serrées des lignes tenaces l'une à l'autre crochetées, la coquetterie d'enfer d'une femme cuirassée de plomb, qui est là-dessous, qu'on désire jusqu'au meurtre, et dont le défaut de l'armure qui est quelque part entre deux lignes, qu'en tremblant on suppose et cherche, qui sera au bout de cette page-là, au coin de ce paragraphe,
est à jamais introuvable, tout proche et se dérobant ; et le lendemain de nouveau on la traque cette petite boutonnière, on va la trouver, tout s'ouvrira et enfin on sera délivré de lire, mais le soir vient et on referme la page d'invincible plomb, on tombe plomb soi-même."
"Il ne perçait pas le secret des auteurs, la belle robe qu'ils ont mis à l'écriture était trop agraphée pour que Roland Bakroot, de Saint-Priest-Palus, non seulement pût la trousser, mais sût même s'il y avait dessous une chair ou du vent [...] "

Il est 18h27. Le public sort abasourdi, écrasé par le choc reçu. Il a applaudi à tout rompre, crié des bravos. Les acteurs sont revenus plusieurs fois saluer, épuisés eux-aussi. La pause sera plus longue, le temps de reprendre de l'énergie, de se restaurer et s'hydrater.
19h18.
Vie d'Eugène et de Clara & Vie du père Foucault.
avec Denis Marc et Hubert Godon.
Mise en scène sobre et subtile, avec deux acteurs inspirés par le texte. Là encore, applaudissements chaleureux et surprise, de ce qu'on peut faire sortir d'un texte, pourtant à lui seul déjà conséquent.
Je ne donnerai que quelques photos de ces 90 minutes, elles aussi éprouvantes, mais dans le bon sens du terme, denses, fortes, sensibles.
"On m'opéra ; sans doute avais-je été trop peu anesthésié, car j'eu conscience du jeu des trépans sur l'os de ma joue ; mais cela sans douleur, comme au coeur d'un léger rêve où j'eusse assisté à ma propre autopsie, bénigne et réversible, pour mon édification ; on m'ouvrait comme un livre et comme tel je me lisais, à haute et confuse voix, pour le plus grand plaisir des carabins dont j'entendais les rires."
left....... ............ right

Lors de la dernière pause, il n'est plus question de se poser le problème de l'adaptation des textes de Michon sur une scène ! Tout le monde ne s'échange que sa surprise, ses émotions, son étonnement. Pas question de partir. Il semble que chacun soit pris et entraîné dans un marathon, fatigué; mais décidé à aller au bout, "coûte que coûte". Un petit air euphorique semble avoir pris possession des âmes, comme d'une drogue aux effets irrépressibles. Chacun à l'impression en fait de vivre en direct, une grande rencontre entre un texte, un auteur des acteurs, et un travail de mise en scène exceptionnel, une sorte de pari gageure insensé et gagné.
Une fois de plus, en entrant de nouveau dans la salle, personne ne s'attendait à voir une vie aussi magistralement interprétée par Stephane Godefroy et Hubert Godon. Il était 21h14, et je suis sûr que personne n'oubliera l'heure suivante où il fut emporté par la Vie de Georges Bandy

"Hors de la messe, Bandy cessait de faire l'ange. Ni taciturne ni exalté, il s'efforçait à la simplicité et à la courtoisie, et il y parvenait, mais avec toujours quelque chose d'intraitable en secret : sa propre parole, il la tenait à distance de lui-même comme, du bout des doigts, il le faisait de sa cigarette ; quelque chose de brutal aussi peut-être, et brutalement contenu, comme lorsque, rageusement, il talonnait le kick de sa bécane."
Stephane Godefroy prend possession du personnage autant que le personnage prend possession de lui. C'est purement époustouflant, et ne peux rien dire de plus : possédé à mon tour, comme visiblement la salle entière.

Il est 22h12 quand Georges Bandy salue la salle qui ne sait plus comment dire son enthousiasme et le choc reçu.
Il faut dire que ce théâtre de l'argile, monté par Jean-Christophe Cochard est assez spécial. Depuis des années, chaque acteur a choisi "sa" Vie, et n'arrête pas de la travailler et l'améliorer au fil des spectacles. Chaque acteur a d'autre part sa vie d'acteur totalement libre et indépendante. Quand ils se retrouvent, comme ce soir, tous, pour jouer l'intégrale, on sent un plaisir de jouer ensemble, et que chacun donne le meilleur de lui-même. En dehors du fait que tous, bien sûr aussi, sont au service de Michon, qu'ils estiment plus que tout, et rappelons-le, que Jean-Christophe Cochard travaille sur Les vies minuscules depuis...17 ans !

Pour finir et se calmer un peu, il est maintenant 22h15, le public est toujours là, réunion symbolique de tous les acteurs pour lire Vie de la petite morte.
A 22h40, salut de la troupe, remerciements (pour Livre au centre qui a joué un grand rôle dans la programmation et l'organisation du spectacle...)
Pour les 200 personnes présentes, il s'est bien passé "quelque chose" ce dimanche à La Fabrique de Meung-sur-Loire.


Ce qui s'est passé plus tard n'était pas public. La Cène sur la scène...Une sorte de tradition à laquelle pour mon grand plaisir je fus invité.
Je ne parlerai pas du plaisir que j'ai eu à rentrer à 4h30 du matin à Thiron-Gardais.
Pour une fois que je ne m'étais pas aperçu, moi qui en ai horreur, qu'on était dimanche, et que celui-là je n'étais pas près de l'oublier !