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" Il n’est jamais « ça », ce que l’on veut dire "
(hommage à Alejandra Pizarnik)

Ouistreham,Lundi 26 juillet, 18h.
Pendant que mes deux filles s'essaient une fois de plus au golf sous le regard attentif de Sandrine, je suis à la terrasse d'un café de l'avenue de la mer, happé par l'article de Jacques Fressard dans La Quinzaine littéraire qui salue la parution chez José Corti, de Journaux (1959-1971) d' Alejandra Pizarnik. Comme toujours je frémis devant le visage de cette femme qui s'est suicidée à l'âge de 36 ans, après avoir écrit une oeuvre poétique aussi désespérée qu'éblouissante et que m'ont fait connaître Muriel Richard-D. et Christian depuis longtemps.
Un exemple saisissant où l'écriture n'a pas été suffisante pour maintenir la vie.
..
......."et rien n’est promesse
.......entre le dicible
.......qui équivaut à mentir
.......(tout ce que l’on peut dire est mensonge)
.......le reste est silence
.......sauf que le silence n’existe pas
"

Toute la soirée je ne pense plus qu'à me procurer ces Journaux.
"La veille du suicide, elle avait demandé à une amie d’achever de faire le tri dans son journal, tenu depuis 1959, de façon à lui donner une unité de style et de perspective : comment lire, écrire, vivre et mourir.
Paris, 22 mars 1963, tout en lisant Mémoires écrits dans un souterrain de Dostoïevski : «Mots. C’est tout ce qu’on m’a donné. Mon héritage. Ma condamnation. Demander qu’on l’annule. Comment le demander avec des mots ? Les mots sont mon absence particulière. Comme la célèbre "propre mort" (célèbre pour les autres), il y a en moi une absence autonome faite de langage. Je ne comprends pas le langage et c’est la seule chose que j’aie.» (article de Philippe Lançon, paru dans Libération du 13 mai 2010) (complet ici).

......."ce soir dans ce monde
.......extraordinaire silence, que celui de cette nuit !
.......ce qui se passe avec l’âme est-ce qu’on ne la voit pas
.......ce qui se passe avec l’esprit est-ce qu’on ne le voit pas
.......d’où vient-elle cette conspiration d’invisibilités ?
.......aucun mot n’est visible"


(extraits de Ce soir dans le monde, traduction complète de Carlos Alvarado)
Difficile aussi ce soir d'oublier ses photos ou portraits connus

Vendredi 4 juin 2010, 9h, Beyrouth.
Près de l'Ambassade de France, où j'ai accompagné mon frère à son travail, je suis le premier visiteur entrant au Musée National, (archéologique) refait à neuf après la guerre. Une architecture intérieure magnifique, un éclairage et une sonorité parfaits qui mettent extraordinairement bien en valeur les pièces très bien choisies de la collection de trésors récoltés sur tout le territoire libanais. Je suis tellement séduit que j'y resterai plus de trois heures, alors que d'habitude dans un tel musée, au bout d'une heure je suis déjà débordé, abruti et groggy.
Travail remarquable fait (en 1999) par le français Jean Michel Wilmotte, un de nos meilleurs architecte assurément, qui à Beyrouth est en train de rénover et d'agrandir le musée Sursock, projet génial mais qui malheureusement sera entaché d'une construction horrible qui a fait réagir même certains libanais, comme on en voit une trace sur un panneau situé juste en face.(C'est une parenthèse mais qui confirme que le Liban n'a aucune politique d'urbanisme autre que celle de l'argent, ce qui est d'autant plus frustrant quand on voit quel argent il peut y avoir ici, et quelles traces anciennes de cultures on peut y rencontrer. Cela donne une impression que tout va partout à vau-l'eau, que la mondialisation économique balaie et emporte tout sur son passage, ici comme ailleurs.)
>Ce n'est pas cela qui va me diminuer cette première impression de désordre architectural pour ne pas dire de n'importe quoi !  
Mais revenons à cette splendeur du Musée National qui montre qu'au Liban on peut côtoyer aussi le meilleur à côté du pire.
Là encore, pas question de faire le guide, mais juste donner quelques exemples d'objets qui m'ont marqué pour longtemps par leur beauté, leur rareté ou leur côté "historique".
Parmi les sarcophages somptueux exposés (protégés pendant la guerre par des caisses en béton impressionnantes, que l'on peut voir dans un film très intéressant dans une pièce située à l'entrée du musée) le plus célèbre et le plus étonnant est celui choisi par Itthobaal pour son père Ahiram, roi de Byblos.
Il date au moins du Xème siècle AVANT J.C. !
Certes, il repose sur quatre lions couchés symboles de force de protection et de puissance,
certes au banquet funéraire Ahiram assis sur son trône un sphinx à ses côtés tend sa coupe d'une main en tenant de l'autre un lys fané, symbole de mort...
Mais si ce sarcophage est unique au monde et nous concerne tous, c'est à cause de l'inscription phénicienne sur le côté du couvercle : c'est la plus ancienne inscription connue contenant 19 des 22 lettres de l'alphabet phénicien dont nous avons hérité ! Il s'agit donc là en quelque sorte du prototype de tous les alphabets actuels.
Ce sarcophage et son inscription, à valeur culturelle inestimable pour le monde, ont fait bien sûr l'objet de nombreuses études savantes ( et là encore).

« Et si un roi parmi les rois, gouverneur parmi les gouverneurs, dresse le camp contre Gobel

et découvre ce sarcophage, le sceptre de son pouvoir sera brisé,

le trône de la royauté se renversera et la paix régnera sur Gobe »
On est là bien sûr devant une vraie splendeur, mais ce n'est pas la seule de ce musée, même si on considère les autres sarcophages exposés, qui mériteraient chacun une attention aussi admirative..
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Mais dans une autre salle un autre sarcophage phénicien (350 av. J-C.), trouvé dans le château des Croisés à Byblos, m'a particulièrement impressionné de par sa sobriété moderne,
et parce qu'il contenait les restes de Batnoam, une femme qui a tenu à laisser une sorte d'épitaphe, bien visible, d'une seule belle ligne sur le côté droit :
"Dans ce sarcophage, moi Batnoam, mère du roi Azbaal roi de Byblos, fils de Pltbaal, prêtre de la "Dame", je repose dans un vêtement et une couronne sur moi, et une tôle laminée d'or sur ma bouche, comme pour les reines qui furent avant moi."

Je ne peux m'empêcher de penser aux tombes de Paul Klee dans le cimetière champêtre de Schosshalden et de Malévitch à Nemchivoska, modèles aussi à mes yeux de sobriété.
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Paul Klee a écrit lui-même comme épitaphe : " Ici-bas je ne suis guère saisissable car j'habite aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas nés encore, un peu plus proche de la création que de coutume, bien loin d'en être jamais assez proche."

Caen, 27 juillet 2010
Une bonne partie de la journée je cherche dans toutes les librairies le livre Journaux d'Alejandra Pizarnik, en vain. "Ils" peuvent le commander bien sûr, moi aussi !
Le soir, pendant que mes filles regardent Secret story à la télévision (mais toute histoire n'est-elle pas secrète ?) je regarde sur Internet les dessins d'Alejandra Pizarnik, aussi fascinants à mes yeux que l'écriture phénicienne.
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3 janvier 1959, Alejandra Pizarnik note dans son journal :
"J'ai laissé tomber la psychanalyse [...]. Je ne sais pas si je suis névrosée, ça m'est égal. J'ai simplement une sensation d'abandon absolu. De solitude absolue."
Un peu plus loin elle note : "Il y a pourtant un désir d'équilibre. Un désir de faire quelque chose de ma solitude. Une solitude orgueilleuse, industrieuse et forte. Étudier, écrire, me distraire."

25 septembre 1972.
après 5 mois dans un hôpital psychiatrique, Alejandra Pizarnik absorbe la dose de seconal fatale.
elle avait noté dans son journal en 1962 : "Ne pas oublier de me suicider".

Mercredi 28 juillet 2010, Ouistreham, 22h.
Sur le marché de nuit, Léa et Charlotte ont acheté une robe et un bracelet. Elles rayonnent de plaisir. Je les regarde ému, incapable de dire quoi que ce soit.