vendredi 13 février 2009 : L'oiseau de Marrakech ou : connaître le nom des choses
(ou : entrée momentanée dans le journal complet et le reste du site)
vendredi 29 mai 2009 : Quand on arrête de mettre son journal en ligne, rien ne s'arrête...
À partir de l'Incendie du Hilton , livre de François Bon :
mercredi 26 août 2009 : Pourquoi j'aime l'Incendie du Hilton de F.Bon
jeudi 27 août 2009 : Anticosti ou : l'incendie du Hilton mène à tout à condition d'y entrer...
vendredi 28 août 2009 : j'ai retrouvé mes photos d'Anticosti dans celles de l'incendie du Hilton
samedi 29 août 2009 : En même temps que le Hilton, à l'autre bout du pays une cabane brûle encore...à Dollarton.
dimanche 30 aout 2009 : dans L'incendie du Hilton il brûle aussi le tableau d'un inconnu.
mardi 1er septembre 2009 : dans l'incendie du Hilton, le Grand Incendie de Londres en cache un autre (J. Roubaud)
jeudi 3 septembre 2009 : de L'incendie du Hilton à l'incendie du Borgo
mercredi 9 septembre 2009 : Bizarre parfois quand on relève la tête... Gofridus , au secours ! (Chauvigny)
lundi 14 septembre 2009 : " Je vis parfois des journées cafardeuses."
ou : When King Cophetua loved the beggar maid

Dans la forêt à la sortie d'un virage, j'ai souvent pensé que les surprises arrivent dans un virage, j'ai d'abord vu une femme assise sur un tronc d'arbre, penchée sur elle-même et qui semblait pleurer. Peut-on faire faire autre chose que pleurer quand on se penche sur soi-même, pensai-je à ce moment-là.
Je ralentissai en passant devant elle, et n'ayant aucun effet sur cette silhouette statufiée, je m'arrêtai un peu plus loin. La musique coupée (Daniel Behle qui chantait Ständchen de Schubert) je sortis de la voiture, et m'appuyant sur une aile, roulai une cigarette, en regardant du coin de l'oeil cette femme, toujours immobile.
Comme si de rien n'était, comme si je ne la voyais pas, je suis rentré dans la forêt et me suis retourné pour faire une photo. C'est alors que je vis de l'autre côté de la route une sorte de clairière avec un réservoir d'eau où une inscription verte ne pouvait pas ne pas être vue ni reçue par tout être humain. Je n'en revenais pas, je ne m'y attendais pas : je la reçus en pleine figure.
Je me suis alors approché de la femme, gardant mes distances, et lui ai posé quelques questions bien intentionnées :
- cela ne va pas ?
- Vous avez besoin de quelque chose ?
- Je peux faire quelque chose, vous amener quelque part?
Le silence est parfois une réponse mais visiblement, elle n'entendait pas. Je n'étais pas là car elle n'était pas là non plus.
Je pensai alors au livre que je venais de lire la nuit précédente et qui était encore en moi, comme une image sur un film attend la suivante, (Le déjeuner des bords de Loire de Philippe Le Guillou ). J'avais déjà lu d'autres rencontres avec Julien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil, mais dans celle-ci une phrase prononcée par le vieil homme m'avait rassuré, sans doute impressionné par sa modestie, sa simplicité, sa légèreté, sa pudeur ou tout simplement parce que prononcée par un vieil homme : " Je vis parfois des journées cafardeuses..." (p.84, Folio no 4512 ).
Je pensai que cette femme devait vivre une telle journée.
Dans une autre rencontre il avait dit : " « Je suis volontiers agressif quand j’écris. » Cela aussi m'avait plu, comme de vérifier que dans le même restaurant à chaque visiteur il conseillait, comme un rite, le pavé de sandre (de la Loire qui coule à côté) au beurre blanc (alors que lui semblait ne pas se lasser du carré d'agneau et du sauté de saumon), accompagné bien sûr de l'incontournable muscadet.
Aujourd'hui dans ce restaurant le même tableau devait sans doute être encore sur les murs.
Toujours à cause de cette lecture, je pensai aussi au roi Cophetua , (un des récits de La Presqu'île), adapté au cinéma par André Delvaux (Rendez-vous à Bray) que j'avais tant aimé à Rouen lors de sa sortie en 1971. L'attente, l'absence...l'amour où rien n'est dit, un récit mystérieux où chaque mot est érotique, et ce tableau emblématique de Burne-Jones (King Cophetua and the Beggar Maid), vu par Gracq à 19 ans à la Tate gallery (et évoqué aussi par Alain Fournier dans une lettre à Jacques Rivière le 27 août 1905 (" Extase froide du roi devant la mendiante. Mais je crois ne l'avoir aimé qu'à la réflexion...")... L'histoire de ce roi amoureux d'une mendiante, personnage d'une ballade du XVe siècle que Shakespeare évoqua dans Roméo et Juliette (Acte II, scène I) et que rappelle dans son récit Gracq en citant le deuxième vers :
When King Cophetua loved the beggar maid .

Dans son film Delvaux avait choisi Brahms et César franck, j'allais retrouver dans la voiture Schubert et son lied inspiré d'un poème de Luswig Rellstadt :
" À travers la nuit s'élève tout bas / Vers toi la supplique de mes chants; / Ô ma mie, descends donc me rejoindre / Dans la paix du bosquet ! [...]
Ne crains point, mon aimée,/ Que de traîtres yeux nous épient.
Que ton coeur s'émeuve de même, / Ô ma mie, écoute-moi! / Je t'attends avec fièvre! / Viens, comble-moi ! "
À ce moment-là je n'en connaissais pas les paroles et la route devant moi s'annonçait longue ...
Je ne savais pas non plus que cette simple sérénade (on peut en écouter là la transcription pour piano seul faite par Liszt) me rendrait vite la solitude aussi triste qu'insupportable tout en avivant l'absence de la femme aimée, me forçant au bout d'une vingtaine de kilomètres à éteindre le lecteur.
Il y a des moments où les absents sont plus présents que s'ils étaient là. C'est là aussi un des pouvoirs de la musique de vous ébranler à un tel point qu'on ne puisse plus la supporter.
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J'ai roulé tard dans la nuit.
Peu avant Thiron-Gardais, en traversant Illiers complètement désert et vide de vie, je pensais encore à Julien Gracq qui dans Lettrines avouait " Je n'ai jamais pu savoir où j'en étais avec Proust. "
Je sentais pour la énième fois que dans ma vie, comme sans doute dans toutes les vies, tout était sans doute lié mais non-dit, caché, secrètement lié.
(Proust connaissait aussi le tableau de Burne-Jones puisqu'il avait traduit des articles de Ruskin).
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Je réalisais alors que dans ma journée il y avait eu deux femmes, une vue en chair et en os, présente mais qui ne semblait pas être là, et l'autre, concrètement absente, mais si présente en même temps dans ma tête et mon corps.
Comme dans la gravure de Goya, la Mala noche (La mauvaise nuit), emblématique aussi de la nouvelle de Gracq, et accrochée sur les murs dans Rendez-vous à Bray, on voit dans une nuit, où sévit la tempête, deux femmes, l'une sombre l'autre claire, l'une inerte l'autre en mouvement, l'une enrobée par ses vêtements l'autre qui montre ses jambes, l'une dont on voit le visage, l'autre non...
Jeux troublants de doubles et de miroirs...

qui font qu'on peut se demander chez Gracq qui est, du personnage ou du lecteur, le pauvre roi.
Dans le roi Cophetua la femme " se donne ainsi ", et Gracq parle du tableau comme d' "une annonciation sordide" .
Dans la légende le roi épouse la mendiante, sans savoir que plus tard leur fils le tuera.
Peut-être sommes-nous tous, sans le savoir non plus, le roi d'un paradis perdu, pensai-je en éteignant la lumière.