Mardi 15 mai 2007 jour précédent jour suivant retour au menu
Le vent souffle encore sur les Énervés de Jumièges...
ou : les bonnes surprises d'Internet. (no1)

Peu de temps après avoir commencé ce journal, il y a maintenant 2 ans et demi, je m'étais laissé emmené en bateau par Evariste Vital Luminais et son tableau Les Énervés de Jumièges, grande toile peinte après 1880 et qu'on peut voir au Musée des beaux Arts de Rouen.
C'était la page du mardi 28 février 2005.
Après avoir raconté l'histoire deux fils du mérovingien, Clovis II, second fils de Dagobert Ier, rappelé le mystère du XVè, évoqué l'intérêt de Michelet, Hugo et Flaubert, j'avais fait, quelques jours plus tard (le 3mars) une autre page concernant ce tableau, suite à un mail d'un ami, que je ne nommais d'ailleurs pas, préférant dévoiler qu'une ancienne de ses petites amies avait habité rue Évariste Luminais, mais que je peux nommer aujourd'hui : Grapheus Tis.

Je l'avais intitulée " le mystère de la bougie des Énervés ".
Il s'agit de la bougie située aux pieds des deux malheureux et dont la flamme et la fumée me posaient plusieurs problèmes et me faisaient faire plusieurs hypothèses hardies, dont la finale affirmait que Luminais avait pris des distances avec les légendes.
Et ne voilà t-il pas, que plus de deux ans après, je reçois, ces jours-ci, un mail d'Alexandre Wajnberg, journaliste scientifique, réalisateur et comme il s'appelle, non sans humour " artiste du spectacle ", avec lequel je partage une formation fortement biologique, et qui me fait une étude quasiment brillante et combien raisonnée de mon problème.
Réponse imparable et définitive comme tout internaute aime en recevoir sans doute , et qui ne déplaira pas j'en suis sûr à Grapheus Tis, fin navigateur, :
" Vous terminez par:
" Bref, je pense comme mon ami nantais, que la bougie est une pure invention de Luminais. (...) On ne peut donc croire en rien.
Tout est supercherie.
Les images sont fausses.
"
Il me semble que vous oubliez un point essentiel de vérité, et qui confirme bien " qu'elles [les images] sont belles et puissantes dans notre imaginaire ": c'est que le peintre s'appelle Luminais !!!
La bougie, c'est sa lumière à lui! Criante de Vérité!
Plus sérieusement, je voudrais reprendre votre raisonnement sur le sens de la navigation; j'arrive à une autre conclusion:
Le mouvement du bateau résulte de la combinaison du courant d'eau et du vent.
La Seine est calme, le bateau va donc très lentement, et le déplacement relatif de l'air par rapport au bateau (en supposant l'air immobile), est lui aussi très faible, très "lent".
Si la fumée de la bougie est fort inclinée c'est donc que le vent souffle! Et non que le bateau va vite, emporté dans un courant fort (puisque la Seine est calme).
Le sens de la fumée n'est donc pas une preuve que le bateau va vers nous, mais que le vent souffle assez fort.
Quoiqu'il se pourrait que le bateau vienne vers nous: le courant irait lentement vers nous, mais le vent soufflerait dans l'autre sens. Il est tout aussi probable que le vent fort, pousse également le bateau vers l'arrière, contrebalançant le calme courant vers nous. Le bateau serait alors, à ce moment immobile. (Techniquement, cette solution donne au peintre le temps de faire son œuvre!)
Il est possible aussi que le vent soit plus fort que le courant, alors le bateau dériverait lentement vers l'arrière.
Enfin, il est possible que le vent (fort) et le courant (lent) aillent tous deux vers l'arrière!
Cette discussion pour dire que le sens de la fumée de la bougie dit tout sur le sens du vent mais rien sur le mouvement du bateau; la question, de ce point de vue, est indécidable.
Ce qui nous fera avancer (et le bateau avec), c'est le soleil.
Il est à gauche du fleuve, assez haut dans le ciel, un peu vers l'arrière (presque dans le prolongement du bateau).
Nous sommes à la mi-journée en été (puisque il est haut dans le ciel). Donc il indique le sud (puisque nous sommes à la mi-journée).
Alors l'horizon (avec l'écume blanche au loin) est à l'ouest, et nous savons que c'est la direction de l'estuaire, vers où l'eau s'écoule. L'eau s'écoule donc vers l'arrière, et le bateau s'éloigne de nous!
Certes, il se pourrait que nous soyons dans une boucle de la Seine, et qu'à certain endroit de cette boucle, le lit du fleuve "remonte" momentanément vers l'est, donc vers le spectateur, et qu'alors le bateau viendrait bien vers nous.
MAIS:
- le tableau n'indique pas que le lit du fleuve décrit une courbe (ou alors ce serait une très grande boucle).
- Ensuite, pour son tableau qui a valeur allégorique, voire mythique, quelle raison le peintre aurait-il eue de choisir un lieu d'exception?
Pour assurer la valeur symbolique du fleuve, il est plus probable que le peintre ait choisi un lieu représentatif de l'ensemble de la Seine, c'est-à-dire une portion du fleuve où, comme on s'y attend, l'eau coule vers l'ouest.
Nous ne serions donc pas dans une boucle, l'eau s'écoule vers l'ouest, et le bateau s'éloigne bien de nous.
Enfin, pour une raison sémiotique et narrative, il est beaucoup plus probable que le bateau s'éloigne du spectateur.
En effet, si le bateau vient vers nous, le tableau nous montre alors un passé qui s'est bien passé jusqu'ici, puisque les deux frères sont là devant nous. Il ne nous montre rien du futur, hors-champ, insignifiant (picturalement parlant).
Tandis que si le bateau est en train de s'éloigner, le tableau nous montre alors alors un futur incertain, d'autant plus que les passagers voguent "à l'envers", ce qui ajoute un zeste d'angoisse à cette représentation beaucoup trop cool pour être honnête.

Bien à vous,
Alexandre Wajnberg "