Journal de Nogent le Rotrou
entre-deux
Journal de Thiron-Gardais
2004
2005
2006
dec
jan
fev
mar
avr
mai
juin
jui
aou
sep
oct
nov
dec
jan
fev
2, 4, 20 mars, 20 avril
mai
juin
jui
aou
sep
oct
nov
dec
Journal de Thiron-Gardais
2007
2008
2009
jan
fev
mar-avr
mai-juin
jui-aoû
sept
oct
nov
dec
jan
fev
mar
avr
mai
juin
jui
aou
sept
oct
nov
dec
jan
fev-mai
arrêt
aou-sept
2010
2011
ma vie dans le Perche
Propos sur la littérature et la peinture.
Samedi 30 septembre 2006 jour précédent jour suivant retour au menu
L'abbé de Rancé.
Une histoire comme je les aime.
3ème partie : Que faire ?
( si on arrive ici par hasard, mieux vaut lire d'abord la 1ère et la 2ème partie)

La tête de la belle est là, par terre.
Il n'en croit pas ses yeux.
Ce corps tant aimé, où il était si bon de s'y perdre il y a encore si peu de temps (c'était quand la dernière fois ?), et qui donne aujourd'hui toute l'horreur qu'il pouvait contenir.
Il sait que cette image ne le quittera plus jamais, qu'il la gardera en lui, jusqu'à son dernier soupir, qu'elle sera son moment de vérité.
portrait de Colardeau, eau forte de Guillaume Voiroit, 1784. On imagine.
Deux vers d'une héroïde, de Charles-Pierre de Colardeau (né à Janville en Eure et Loir en 1732, et mort prématurément à 43 ans, avant même de pouvoir prononcer son discours de réception à l'Académie Française, et dont certains retiennent la paresse légendaire pour expliquer la minceur de son oeuvre), cités par Chateaubriand dans ce livre excellent, je le répète, qu'est la Vie de Rancé, conviennent bien à cet instant :
Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté :
La tête et le cercueil étaient à mon côté.

(pas mal pour un eurélien pré-romantique non ?)
Fuir dit-il, mais où ?
Tenter quoi ?
Pour quoi faire ?
D'abord passer les jours, les-uns après les autres.

Saint-Simon dans ses Mémoires ( Tome 2, fin du chapitre X) (voir les deux premières parties de mon histoire, où nous avons énoncé quelques doutes sur sa version) abrège la suite de ce qu'il appelle " cette mort si prompte " et la rend logique : " La vérité est que, déjà touché et tiraillé entre Dieu et le monde, méditant déjà depuis quelque temps une retraite, les réflexions que cette mort si prompte fit faire à son coeur et à son esprit achevèrent de le déterminer, et peu après il s'en alla en sa maison de Véretz en Touraine, qui fut le commencement de sa séparation du monde."
Bien sûr, l'abbé de Rancé rentre au château de Veretz, mais sa séparation du monde ne va pas se faire en un jour.
Y'a que Jospin qui peut tout arrêter en un jour (et encore...)
L'enfer ne se traverse pas en un jour.
Il rentre dans son château à Véretz.
Mais la chasse et l'équitation n'y sont plus drôles.
Le luxe et la richesse du château le repoussent.
Il marche, il court.
Besoin du silence de la nature.
Il n'a plus envie de jouer.
La tête est toujours là et regarde Rancé.
Chateaubriand :(livre deuxième)
chimères, Gustave Moreau" il croyait trouver dans la solitude des consolations qu'il ne trouvait dans aucune créature. La retraite ne fit qu'augmenter sa douleur : une noire mélancolie prit la place de sa gaieté, les nuits lui étaient insupportables ; il passait les jours à courir dans les bois, le long des rivières, sur les bords des étangs, appelant par son nom celle qui ne lui pouvait répondre."
Le corps de la belle est là, avant, et après.
C'est l'envoûtement, le désespoir.
le " jamais plus " que l'on n'accepte pas encore, car on ne peut pas l'accepter sans temps passé.
" Lorsqu'il venait à considérer que cette créature qui brilla à la cour avec plus d'éclat qu'aucune femme de son siècle n'était plus, que ses enchantements avaient disparu, que c'en était fait pour jamais de cette personne qui l'avait choisi entre tant d'autres, il s'étonnait que son âme ne se séparât de son corps. "
Il essaie. Il rame.
Arnold Böcklin, l'Ile des morts
Il regarde du côté de la nuit, des sciences ocultes.
" ...il invoquait la nuit et la lune. Il eut toutes les angoisses et toutes les palpitations de l'attente : Mme de Montbazon était allée à l'infidélité éternelle ; rien ne se montra dans ces lieux sombres et solitaires que les esprits se plaisent à fréquenter."(d'après Dom Gervaise : Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu M. l'abbé de Rancé , p. 160 et suiv. (N.d.A.)] .
Il a des visions.
" il se promenait un jour dans l'avenue de Veretz ; il lui sembla voir un grand feu qui avait pris aux bâtiments de la basse-cour : il y vole ; le feu diminue à mesure qu'il en approche ; à une certaine distance, l'embrasement disparaît et se change en un lac de feu au milieu duquel s'élève à demi-corps une femme dévorée par les flammes. La frayeur le saisit ; il reprend en courant le chemin de la maison ; en arrivant, les forces lui manquent, il se jette sur un lit : il était tellement hors de lui qu'on ne put dans le premier moment lui arracher une parole [d'après Maupeou. (N.d.A.)]
Le poème de l'âme.Cauchemar.
(Extrait de la toile de Janmot Louis (1814-1892), Musée des Beaux-Arts de Lyon):
Chateaubriand suit la guérison : " Ces convulsions de l'âme se calmèrent : il n'en resta à Rancé que l'énergie d'où sortent les vigoureuses résolutions "
La culpabilité émerge, précédant la pénitence. Le temps passe.
Dans une lettre il s'analyse, comprend qu'il l'a échappé belle, qu'il "en revienne" :
" Pendant que je suivais l'égarement de mon coeur, j'avalais non seulement l'iniquité comme de l'eau, mais tout ce que je lisais et entendais du péché ne servait qu'à me rendre plus coupable. Enfin le temps bienheureux arriva où il plut au Père des miséricordes de se tourner vers moi. Je vis à la naissance du jour le monstre infernal avec lequel j'avais vécu ; la frayeur dont je fus saisi à cette terrible vue fut si prodigieuse que je ne puis croire que j'en revienne de ma vie. "
Il écoute la mère Louise, religieuse de la Visitation de Tours, qui donne pour directeur le Père Séguenot qui le mettra dans les mains de P. de Mouchy, " homme instruit et bien né."
Il voit des signes partout, qui le conduisent tous, petit à petit, vers Dieu, sans qu'il le sache encore.
Caspar David Friedrich
Le moine devant la mer,     1808-1810
L'abbé de Rancé se relève, se redresse, se prend en main, même s'il y a encore de la mortification.
Magnifique Chateaubriand : " À Veretz, au lieu de se plaire dans l'ancienne maison de ses délices, Rancé fut choqué de sa magnificence. Les meubles éclataient d'argent et d'or, les lits étaient superbes. La Mollesse même s'y serait trouvée trop à l'aise, dit un classique du temps. Les salons étaient ornés de tableaux de prix, les jardins délicieusement dessinés. C'était trop pour un homme qui ne voyait plus rien qu'à travers ses larmes. Il mit la réforme partout. La frugalité remplaça le luxe de sa table ; il congédia la plupart de ses domestiques, renonça à la chasse, et s'abstint du dessin, art qu'il aimait. On avait des paysages de sa façon et des cartes de géographie."[d'après Dom Gervaise. (N.d.A.)]
Il ajoute :
"Quelques amis, revenus de même que Rancé à des pensées chrétiennes, s'associèrent à lui pour commencer ces mortifications dont il devait donner de si grands exemples ; il semblait jouer à la pénitence pour l'apprendre avant de la pratiquer : on assiste avec intérêt à cette conquête de l'homme sur l'homme : " Ou l'Évangile me trompe, répétait-il, ou cette maison est celle d'un réprouvé. "
Il va à Paris.
Par deux fois, une femme essaie de le consoler, de prendre la place de la morte.
Il résiste à la tentation : " il se munit d'un crucifix et s'enfuit ".
On lui conseille d'aller aux Indes, d'arpenter l'Himalaya.
Il va à Blois, séjourne à Chambord, revient à Blois, où il assiste, en 1660, il y a 3 ans que la belle est morte, à la mort de Gaston (3ème fils de Henri IV et de Marie de Médicis, dit "Monsieur " ou tout simplement Gaston d'Orléans, et qui a passé sa vie, éternel second, à intriguer...).
Il va voir L'évêque de Comminges, fait la tournée du diocèse avec lui. Il affine sa pensée.
À Véretz, c'est la révolution . La famille, les amis, les domestiques, tout le monde lui tombe sur le dos, pressentant que l'avenir n'était plus au beau fixe pour eux.
Ils ont raison : bientôt il vend la vaisselle et donne l'argent aux pauvres, puis il donne ses deux hôtels parisiens à l'Hôtel Dieu et à l'hôpital général de Paris.
Tout s'enchaîne vite : il vend Véretz et donne l'argent encore aux hôpitaux.
En cette année 1660, il visite l'abbaye de la Trappe dont il n'avait été jusque là que le bénéficiaire comme commendataire (il en a abandonné le statut aussi)
Il sait maintenant ce qu'il a à faire.
On peut dire que c'est à cette date que sa vie change.
Il n'a que 34 ans.
Jusqu'à sa mort, il ne prononcera plus jamais le nom de Marie, duchesse de Montbazon.
Signe sans doute,qu'il ne l'oubliera jamais,
La tête et le cercueil à ses côtés.