vendredi 13 février 2009 : L'oiseau de Marrakech ou : connaître le nom des choses
(ou : entrée momentanée dans le journal complet et le reste du site)
vendredi 29 mai 2009 : Quand on arrête de mettre son journal en ligne, rien ne s'arrête...
À partir de l'Incendie du Hilton de François Bon ou : comment un incendie peut en cacher beaucoup d'autres
Le nouveau journal
mercredi 9 septembre 2009 : Bizarre parfois quand on relève la tête... Gofridus , au secours ! (Chauvigny)
lundi 14 septembre 2009 : " Je vis parfois des journées cafardeuses..."ou : When King Cophetua loved the beggar maid
mercredi 16 septembre 2009 : Et la Mère...
vendredi 18 septembre 2009 : de l'ombre qui couvre nos sous-marins de mots
jeudi 23 septembre 2009 : quand le café est long à chauffer...
vendredi 25 septembre 2009 : quand le trait d'union est difficile...
mardi 30 septembre 2009 : de l'espace d'un livre et d'une carte
L'accident 12 oct : mourir sur le coup est facile, .19 oct : de fil en aiguille, . 23 oct : de la couleur des bleus, 26 oct : de la couleur des couloirs
jeudi 5 novembre 2009 : journée blanche ou l'enterrement à Nogent.
mercredi 11 novembre 2009 : Quand j'entends que la vie est belle, ça me fait rire...
jeudi 19 novembre 2009 : des émotions qui marquent la vie...

Jeudi 12 novembre : aller et retour spécial de Ouistreham à Rouen. Depuis 30 ans qu'il l'attendait ! un concert solo d'une de ses idoles encore vivantes ! Il n'en croyait pas ses yeux : depuis son arrivée à San Francisco en 1973 il n'avait jamais eu l'occasion de l'entendre "en vrai" ni de le voir. Lui qui avait longtemps cru que tout était truqué et arrangé en studio, mathématiquement surveillé, écrit, cadré, mesuré...
Les faits étaient là : il n'était pas en train de rêver et la salle se remplissait à vue d'oeil de centaines de gens qui visiblement l'attendaient aussi.
De plus, un concert solo ! À 72 ans passés, il jouait donc encore ses oeuvres, et il était venu spécialement des États-Unis pour cette semaine d'hommage que Rouen lui consacrait !
Il y a un mois il n'avait pu, pour Sandrine et lui, ne trouver que deux strapontins séparés au septième ciel... Les derniers avaient-ils dit.
Il est entré à pas lents, s'est dirigé vers le micro et a juste annoncé qu'il allait commencer par jouer à la suite trois de ses Métamorphoses : la II, la III et la IV.
. . . .
Philip Glass les enchaîne avec classe, énergie, concentration et rigueur, laissant le public ébahi, muet, scotché, emporté.
Quand un musicien et sa musique vous ont accompagné ainsi presque toute une vie, il est difficile de retenir son émotion et les larmes qui se pointent, involontairement, douloureusement délicieuses et tristes, faisant resurgir cette impression du temps qui passe, sorte de fil rouge qui se déroule imperceptiblement, suite de fausses monotonies brisées par des envolées en arpèges, des harmonies singulières et surprenantes, ou des rythmes syncopés.
Metamorphosis est en fait un cycle de cinq pièces, composées au départ pour le théâtre et le cinéma (La métamorphose de Kafka en 1988, The thin blue line d'Errol Morris, reprise dans The Hours de Stephen Daldry...) et finalement regroupées aujourd'hui dans un seul recueil pour piano.
Mais entendre Philip Glass, seulement aujourd'hui, à soixante ans passés lui faisait une impression terrible de revoir défiler comme une histoire de sa vie et de ses goûts. Il savait par exemple que Philip Glass avait musicalisé la pellicule remasterisée du Dracula de Tod Browning, film mythique de 1931, première adaptation cinématographique du roman de Bram Stocker paru en 1897, et dont il avait encore revu récemment un soir chez lui Freaks de 1932 et The devil-dolls (les poupées du diable) de 1936.
Alors dès les premières notes de Métamorphoses (on peut les entendre dans cet extrait vidéo ou Philip Glass joue chez lui) il n'était plus que frissons.
Philip Glass avait ensuite poursuivi (se relevant et venant à chaque fois au bord de la scène annoncer ce qu'il allait jouer) par Mad rush, composé en 1979 (mais qu'il interprêta pour la première fois en public à l'orgue, à l'occasion de la venue du Dalaï Lama à New-York, à l'automne 1981). Comme son nom tiré de la chorégraphie du même nom (de Lucinda Childs qui avait travaillé avec lui à son opéra Einstein on the beach, mis en scène par Bob Wilson en 1976) l'indique, Mad rush est une course folle de 13 minutes, suggérée par le procédé typiquement glassien de "progression additive".
Puis ce furent huit de ses Études pour piano et Night on the balcony, écrite pour l'adaptation théâtrale des Paravents de Jean Genet.
Pour finir, la première partie d'une des œuvres qu'il préférait depuis sa création en 1981, l'Opening de Glassworks qu'il écoutait souvent à Thiron-Gardais.
"Ô temps ! suspends ton vol, et vous heures propices ! Suspendez votre cours." !
Que ceux qui ne connaissent pas cette merveille l'écoutent ici, interprétée par l'auteur en personne (même si on peut trouver cette version, par rapport à d'autres, un peu trop rapide).
Enfin, après avoir salué le public enthousiaste (qui le fit revenir deux fois et l'obligea à jouer deux morceaux supplémentaires), Monsieur Philip Glass s'inclina une dernière fois et disparut vers le fond de la scène.
Ils firent, sa compagne et lui, la route qui les ramenait vers Caen, silencieux et abasourdis, la musique résonnant encore dans leur corps, ouvrant l'âme à la nuit étoilée.

Ils ne purent résister à se risquer, trois jours plus tard, alors qu'ils étaient revenus à Thiron-Gardais, à retourner à Rouen sans billets, pour assister à ce qui est à chaque fois un véritable évènement : l'interprétation intégrale de Music in twelve parts, l'art du Grand Œuvre de Philip Glass, expérience magistrale et monumentale, véritable marathon de plus de trois heures et demie, interprêtée ce dimanche par une voix soprano (Lisa Bielawa), trois claviers (Philip Glass, Michael Riesman et Mick Rossi) et trois bois (Jon Gibson, Andrew Sterman et David Crowell), la formation mythique du Philip Glass Ensemble, fondée il y a plus de 40 ans en 1968 !
Dimanche 15 novembre :
Le risque avait du bon : il restait quelques places, qu'ils prirent dès leur arrivée à Rouen, avant d'aller se restaurer rapidement (les deux heures de route les ayant empêchés de déjeuner et le concert étant prévu durer cinq heures, mieux valait "être en forme"). Bien que véritable marathon autant pour les musiciens que pour les spectateurs, quand ils s'installèrent au premier balcon, la salle était pleine.
Il est rare d'entendre se succéder les Twelve parts même chez soi, car l'oeuvre tenant en trois CD, les parties ne sont en général pas gravées dans l'ordre, pour des questions de durée réciproque.
L'ensemble de Philip Glass démarra au quart de tour sous la direction de Michael Riesman. On sentit que tout le monde se dit en soi-même : "c'est parti !".
Ce cycle, présenté par Philip Glass comme étant "la somme" de ses travaux sur le minimalisme, sert aujourd'hui en effet de référence au mouvement minimaliste - ou de la musique répétitive - (Philip Glass préfère parler de "musique à structure répétitive" ou de "musique sans intention"), mouvement apparu dans les années 60, auquel on associe toujours Steve Reich (écouter Music pour 18 musicians, le pendant des Twelve parts de Philip Glass, ou pour s'amuser Clapping music...), la Monte Young et Terry Riley (écouter a rainbow in a curved air), ainsi que Michael Nyman, et parfois Arvo Pärt et Meredith Monk (qui en refuse parfois l'appartenance, ce qu'on a du mal à croire en écoutant Inner voice).
Les cinq heures de cette oeuvre composée sur une période de trois ans (1971-1974) se déroulèrent ainsi :
Part I, II, III (entracte de 20 minutes), (50 à 100 personnes partirent définitivement)
Parts IV, V, VI (entracte de 40 minutes), (au moins 200 à 300 personnes rentrèrent chez elles, sans doute fatiguées ou excédées...)
Aubaine pour les amateurs : les places d'orchestre libérées furent distribuées (et le deuxième balcon fermé).
Sandrine et lui se retrouvèrent dans la corbeille, à 2 mètres de la scène, au coeur de la musique !
Parts VII, VIII, IX (entracte de 20 minutes).
Parts X, XI, XII.
Les mouvements s'enchaînèrent les uns les autres de façon continue, sans véritable rupture, produisant l'effet d'un "mur de son éléctrique et mouvant".
La Part XII fut époustouflante. Quand elle s'arrêta ils regrettèrent qu'elle soit "déjà" finie.
Ceux qui étaient encore là applaudirent longtemps, debout, l'ensemble qui revint saluer plusieurs fois. Personne ne semblait avoir envie de partir, même au bout de ces cinq heures.

Sur la route de nuit du retour, ils se demandèrent bien ce qu'ils avaient entendu ou inventé. Ils auraient bien aimé s'y replonger (on peut écouter des extraits de chaque partie ici ou ) .
Mais la musique restait là encore, dans leur tête, inaudible et impalpable, comme le temps qui passe.
Il pensa, fixant la route qui se dépliait dans les phares, que c'était sans doute le propre de toutes les grandes émotions de nous chavirer ainsi.