Jeudi 13 octobre 2005 Hier Avant hier
À la recherche des Femmes d'Alger dans leur appartement...(Delacroix 11.)
Les autres femmes d'Alger, 2.
" Née en 1948 à Khemis Miliana près d'Alger, Houria Niati a vécu une partie de son enfance sous l'occupation française. A l'âge de 12 ans, elle fut emprisonnée pour avoir écrit des slogans anti-français sur des murs. Cet incident laissa en elle une profonde cicatrice et influença son travail ultérieur.
L'une de ses célèbres peintures, une composition en cinq tableaux intitulée "Non à la torture", présentée en 1982, est une déconstruction du célèbre tableau d'Eugène Delacroix "Femmes d'Alger dans leur appartement". Mutilant et amputant les corps de ces femmes, Niati a inséré ses propres idées de la représentation de la femme algérienne. "En Algérie, les femmes luttaient et mouraient", a déclaré Niati lors d'une interview publiée sur Awsa.net. "Elles étaient torturées. Les femmes arabes de Delacroix étaient à moitié nues … [Dans] sa peinture, [la] souffrance, la torture, la répression, le malheur… [n'étaient] pas représentés."
Houria Niati, vit à Londres depuis longtemps, mais son parcours passe par la Grande-Bretagne, l'Europe, les Etats-Unis, le Proche-Orient et l'Afrique du Nord, et on peut citer quatre grandes expositions itinérantes : "Forces of Change : Artists of the Arab World" (USA, 1994-1995), "Cross/ing : Time. Space. Movement" (USA, 1997-2000), "Dialogue of the Present" (Grande Bretagne, 1999-2000) et plus récemment "Harem fantasies and the New Sheherazades" (Espagne, France, 2003).
L’année 2005 a débuté pour Houria Niati par l’exposition "3 Women" qui réunissait en outre les travaux de l’Irlandaise Aine Scannell et de l’artiste d’origine indienne Amarjett Nandhra. Conçue par l’Autrichienne Andrea Tierney, qui donnait à voir un portrait vidéo des trois artistes, l’exposition a eu lieu dans la galerie The Ark (L’Arche) créée en 1977 par l’artiste irakien Yousif Naser et tout nouvellement installée à Ealing, à l’ouest de Londres, où résident tous les intervenants. Houria Niati y avait également présenté sept vidéos. Trois d’entre-elles portent sur sa recherche sur le thème de son identité au bout de 27 années passées en Grande-Bretagne ("An evening with Houria Niati").
Depuis quelques années, Houria Niati reprend régulièrement des chants arabo-andalous lors de ses expositions. Ce fut le cas durant l’exposition "3 Women" avec la complicité du guitariste flamenco Miguel Moreno.
Elle songeait de longue date à en faire la matière d’un disque. C’est chose faite avec Habiboun, un album réalisé en compagnie de Miguel Moreno, lui aussi établi à Londres. Si vous cliquez sur l'image, vous pouvez en écouter beaucoup d'extraits en mp3, dont celui qui est en fond sonore sur cette page).
Houria Niati : peinture, vidéos, installations, chant : une VOIX !
Né à Saint-Chamond de parents algériens, Djamel Tatah, ancien étudiant de l'École des Beaux-Arts de Saint-Etienne vit et travaille à Paris. Figurative, sur des fonds le plus souvent monochromes et dans de grands formats, la peinture de Djamel Tatah orchestre un ballet de personnages aux figures ascétiques, tous à leurs vertiges silencieux, des silhouettes saisies dans la tension de la pose et du regard qui semblent contenir leur point de fuite et sa fin.
Présentée en 1996 au Centre d'Art contemporain de Saint-Gaudens (Chapelle Saint-Jacques), l'exposition Les Femmes d'Alger est née d'un tableau du même nom, Huile et cire sur toile et bois, 340 x 450 cm) qui montre un chœur de femmes en pied, les femmes d'Alger interdites de visage.
Si l'allusion au célèbre Femmes d'Alger dans leur appartement de Delacroix est claire, le geste poétique de Djamel Tatah trouve davantage d'échos dans les voix de celles qui sont encore sorties dans la rue en 2001 pour manifester leur solidarité avec leurs enfants ou leurs frères, les jeunes émeutiers du Printemps noir de Kabylie, et pour demander "vérité et justice". Ce tableau, qui a été accroché de 1997 à 2002 dans la salle des Pas perdus du tribunal de Saint-Gaudens, a ensuite rejoint la collection publique "Les Abattoirs" à Toulouse.
" La peinture de Djamel Tatah orchestre un ballet de personnages aux figures ascétiques, tous à leurs vertiges silencieux, des silhouettes saisies dans la tension de la pose et du regard qui semblent contenir leur point de fuite et sa fin."
Si Assia Djebar parlait du tableau de Delacroix comme regard interdit, son coupé, on pourrait dire que Djamel Tahtah en les faisant poser comme choristes, semble leur redonner la voix perdue... mais en vous obligeant, en retour au silence.
A dire aussi, qu'il faut noter la taille de ses toiles, et leur présentation, qui quand on leur fait face, ne peut que vous ébranler...
" Djamel Tatah peint principalement des portraits, au sens qu’en donne Jean-Marie Pontévia « le portrait est un tableau qui s’organise autour d’une figure ». Ses personnages solitaires d’une pâleur inquiétante errent dans un décor sans sol, véritables corps désincarnés dont on ne voit jamais les pieds. Ses silhouettes humaines s’inscrivent dans des fonds monochromes colorés. Ceux-ci, larges surfaces incertaines occupent une fonction antagoniste qui leur permet de nouer un dialogue ambivalent avec les figures qu’elles semblent accueillir et repousser à la fois."
On a trouvé aussi des références au tableau de Delacroix, à propos du film Les fleurs de Shanghai d'Hou Hsiao-hsien (1998) qui se passe à la fin du XIX ème siècle dans l'univers des maisons closes, " maisons des fleurs ", où l'élite, les dignitaires chinois, qui n'ont pas le droit de fréquenter les bordels de la partie chinoise de la ville, peuvent y dîner, boire, jouer au mah-jong, fumer de l'opium, et y rencontrer des courtisanes, les " fleurs " de Shanghaï.
" Univers de luxe, calme et volupté, somptuosité miniature des décors, raffinement des objets et des tissus, tactilité des matières. Beauté des femmes qui habitent souverainement ces plans comme les femmes d'Alger la fameuse toile de Delacroix. La singularité de ce film dans l'œuvre de Hou Hsiao-Hsien tient à ce qu'il se trouve pour la première fois en posture, avec cette histoire datant d'un siècle, d'imaginer un monde en fermant les yeux sur le monde. Un monde parfaitement clos, aux couleurs toujours chaudes, l'intérieur d'un écrin tapissé de rouge, où la lumière bleutée du jour ne finira par pénétrer, indirectement, à travers quelque ouverture sans découverte, que vers les tout derniers plans du film."(Alain Bergala dans Hou Hsiao-Hsien sous la direction de Jean-Michel Frodon, Cahiers du cinéma 1999)





En 1999, le peintre allemand Roland Deleau (né en 1955) donne lui aussi sa version du tableau de Delacroix (ainsi qu'une version des Menines de Vélasquez).
Carnets d'orient, tome 1, Djemilah, p.9Il y a eu à partir de 1987 le premier cycle de 5 albums de Jacques Ferrandez, scénariste, dessinateur et coloriste, paru sous le nom de Carnets d'Orient qui raconte grâce à un fil conducteur matérialisé par les carnets de bord du peintre orientaliste Joseph Constant, tombé sous le charme des couleurs de ce pays, la période coloniale d'avant-guerre en Algérie. On ne peut pas la lire sans penser bien sûr aux carnets de Delacroix. Ferrandez déclare lui-même dans une interview :
Pourquoi avoir attendu sept ans pour aborder la période de la guerre d'Algérie? (deuxième cycle d'albums qui commence avec La guerre fantôme, 2002)
Quand j'ai commencé le premier des Carnets d'Orient, j'ignorais totalement que j'allais écrire cinq tomes sur l'époque coloniale. Et quand j'ai terminé Le cimetière des princesses, j'étais content, je pensais que c'était la fin de l'histoire. Je suis passé à autre chose, à d'autres envies. Je travaillais sur Pagnol ou avec Tonino Benacquista, à de bien belles aventures. Mais, en même temps, je ressentais un certain manque.
Je crois qu'inconsciemment, quand j'ai commencé à réfléchir sur Delacroix et les peintres orientalistes, je savais qu'un jour, il me faudrait parler de la guerre d'Algérie. Mais, pour cela, je devais faire tout un travail en amont qui me permette d'installer les choses. Il fallait que cela mûrisse en moi...

Carnets d'orient, tome 1, Djemilah, p.16Carnets d'Orient, tome 6, La guerre fantôme, p.8
" Je tiens à ce mélange entre la bande dessinée et le dessin. Il m'a été dicté dès le départ par un élément déclencheur dans mon envie de raconter cette histoire : les carnets de voyage de peintres comme Delacroix. Ce qui m'intéressait chez ces peintres, c'était le regard de l'Occident sur ce qu'on appelait l'Orient, donc tout le Maghreb, l'Extrême-Orient... Les images qu'ils en rapportaient étaient en légère distorsion avec ce qu'ils avaient vu et vécu réellement. Cela a donné une peinture un peu boursouflée, mise en scène, théâtrale, qui correspond à l'imaginaire de l'époque. La manière de Delacroix est sans doute la plus honnête. Ses tableaux s’inspiraient des carnets de voyage très vivants qu'il avait réalisés sur place. Fromentin aussi est allé en Algérie. L'ailleurs que ces peintres ont présenté de manière si attrayante a certainement incité quantité de gens à partir, comme Amélie dans Les années de feu. Moi, j'ai imaginé le personnage de Raphaël Constant qui transcendait, par la peinture, les désillusions qu'il avait eues sur place."
Réalisé en 2003 (mais sorti qu'en mars 2004), dans le dernier film de Danielle Huillet et Jean-Marie Straub, Une visite au Louvre sur les 25 plans qui durent 48 minutes dans la première version et 47 dans la deuxième, (versions projetées l'une à la suite de l'autre), une séquence concerne Femmes d'Alger dans leur appartement de Delacroix, pour dire combien était illimitée l'admiration de Cézanne pour Delacroix.
"Conformément à la radicalité du projet, les tableaux sont filmés en plans fixes. L'effet est si inédit que l'on se surprend tout à coup à se demander pourquoi le cinéma sur la peinture a toujours, à ce point, besoin de se déplacer dans le tableau. La réponse qui s'impose permet de comprendre le parti pris des Straub et Huillet. Si le tableau est cadré dans son ensemble, le spectateur peut appréhender la logique totale de l'oeuvre, et tenter de voyager en glissant de détail en détail à l'intérieur du cadre (...). Confrontés à ce choix que pose l'oeil-cinéma confronté à l'oeil-peinture, les auteurs d'Une visite au Louvre optent pour la fidélité au projet synthétique de l'oeuvre, et non pour la satisfaction du voyeur. Leur projet à eux est celui du sens, non du charme (...). Le montage ne met en place aucun plan de coupe, de sorte que seule la voix construit le passage invisible d'un tableau à l'autre. " Stéphanie Katz. (à lire avec les déclarations d'Antoine Thirion, Jean-Baptiste Morain, de Rochelle Fack et Cédric Venail)
" En onze tableaux et une sculpture, ce qui, avec une constance sans faille est mis en avant, c’est non pas un discours sur la peinture, mais la volonté de s’attacher à ce que dit la peinture, à ce qu’elle dit uniquement par les moyens qui sont les siens. Une citation encore, à propos des Femmes d’Alger, de Delacroix : « L’étoffe qui enveloppe la femme noire, commente la voix, n’a pas la même odeur que la culotte parfumée de la Géorgienne et c’est dans le ton de l’une et de l’autre que c’est dit. »(lire article d'Emile Breton) )
Tentative d'épuisement d'un tableau ?
Non, bien sûr que non.
Les femmes d'Alger dans leur appartement, y sont encore pour longtemps.
Les tentatives de les en faire sortir ne sont pas finies.