Lundi 7 et mardi 8 novembre 2005 dernière page Avant dernière page
Joséphine Nivison H., femme de peintre.
Discussion avec Sandrine H sur Hopper au BHV nogentais, connu aussi sous le nom de Lion d'Or (au lit on dort...), sur la place Saint Pol.
Elle dit :" Tu dois aimer Hopper, toi, parce qu'avec lui chaque jour c'est dimanche !"
Je ne relève pas la pique et lui dis qu'elle a de la chance, qu'elle va en voir un demain puisqu'elle va voir l'exposition La mélancolie...
-Ah bon, lequel ?
C'est Une femme au soleil, grande toile (1,55 x 1,01 m), datée de 1961, sortie exceptionnellement du Whitney Museum de New York. Il représente, comme toujours, Joséphine Nivison, la femme du peintre, qu'il a épousé en 1924, et qui a arrêté sa propre carrière de peintre, pour se consacrer à celle de son mari, qu'elle suivait comme son ombre. Dans cette chambre éclairée par le soleil, elle est nue, une cigarette à la main. Une fenêtre laisse voir les flancs d'une colline verdoyante, baignée par la lumière dorée du matin.
Quand Edward Hopper meurt le 15 mai 1967, elle déclarera qu'il "était très beau dans la mort, on aurait dit un Greco". Elle le suivra dix mois plus tard, léguant par testament au Whitney Museum de New York environ 1500 œuvres de son mari, ainsi que les siennes propres.
On pourrait s'arrêter là. Mais quand même, c'est incroyable l'histoire de cette femme, qui exige de sa rencontre avec lui en 1923 à Gloucester jusqu'à sa mort d'être son seul modèle féminin...qui arrête sa carrière de peintre, bien commencée (elle jouissait déjà d'une certaine notoriété quand elle participe en 1924, à une exposition de groupe au Brooklyn Museum, en compagnie notamment de Georgia O'Keeffe...) pour le faire connaître (lors de cette exposition, c'est elle qui parvient à convaincre l'un des conservateurs du musée d'acheter une toile de son mari. C'était le deuxième tableau que Hopper réussissait à vendre après dix ans de carrière !).
Abnégation, sacrifice ou grand amour ? Pas facile de savoir...en tout cas compliqué et pas évident si on se documente un peu.
Carrière sacrifiée : oui, si l'on considère qu'il ne reste pas grand chose d'elle. En tout cas, jusqu'en 1968, date à laquelle le Whitney Museum reçoit les Hopper et les tableaux de sa femme, au total plus de 3000 pièces. Mais jusqu'à il y a quatre ou cinq ans, on était incapable de retrouver les tableaux de Josephine Nivison Hopper ! La majorité semblait avoir été détruite, égarée ou perdue, ou distribuée à droite et à gauche à des hôpitaux, des salles de réception, et dont on ne retrouvait plus la trace. Heureusement il y a quatre ou cinq ans, un certain Collery retrouve dans les caves du musée environ 200 de ses papiers dessins et huiles. Mais comme il le déclare lui même : " Joséphine était une artiste inégale, et je ne vais pas ressortir son oeuvre, juste sur le fait qu'elle était la femme de Hopper " ! : Pas drôle d'être la femme d'un peintre !
Sur mes bases de données habituelles, pas facile de trouver des reproductions : juste un portrait d'elle en étudiante des beaux arts, peint par Robert Henry en 1906 (Musée du Milwaukee) et une scène de forêt, huile qu'elle a peinte entre 1914 et 1923, année de sa rencontre avec Hopper. On voit le flou et le boulot qui reste à faire : daté entre 1914 et 1923, ça fait une marge non ?). Le nom de Robert Henry n'est pas étonnant, puisqu'il avait été professeur de Hopper à New york de 1900 à 1906, ainsi d'ailleurs que de Rockwell Kent, George Bellows, Stuart Davis, and Yasuo Kuniyoshi.
Quand ils se rencontrent en 1923 à Gloucester ils ont tous les deux 40 ans.
Tout semble idyllique.
Ils se dessinent l'un l'autre, ils se font prendre en photo, il l'aquarellise peu après le mariage nue se reposant sur la plage...
Mais derrière ces images, et à côté du peintre, qui est cette femme ?
Ils vont passer des dizaines d'années au dernier étage d'un immeuble de Greenwich Village dans des conditions déplorables, sans frigidaire ni toilette, à monter et descendre chaque jour 74 marches. Ils passeront des semaines parfois sans voir personne et peu manger, elle dit qu'il leur est arrivé une fois de rester trois ans, 24 heures sur 24, sans s'être quitté une seule fois. Ils en arriveront à se griffer et se mordre, se battre avec coups et blessures.
Car elle note tous ces détails dans ses journaux. Elle se plaint d'être frustrée sexuellement, vierge devant son mariage à 41 ans, qu'il ne tient pas compte de son plaisir à elle, et n'étant toujours que le seul à en retirer " du bénéfice " .
Elle se brûlera les jambes de rester debout à poser immobile près du feu. Quand l'argent commença à rentrer, il s'achetèrent une voiture qu'elle n'eut jamais le droit de conduire, son mari le lui interdisant... Il trace dans son atelier une ligne sur le sol, à une bonne distance de lui, qu'elle n'a pas le droit de franchir quand il peint. Pour le 25ème anniversaire de mariage elle lui demande une croix de guerre pour leur difficile et âpre combat ! Elle parle des peintures de son mari, qu'elle décrit chacune minutieusement, comme de " leurs enfants" et des siennes comme des "enfants morts nés". Elle tient les comptes, répond à son courrier. Qu'il veuille peindre des jeunes ou des femmes vieilles, une ouvreuse de cinéma ou une jolie secrétaire, c'est toujours elle le modèle, qu'il maquille et transforme à sa guise, et ce, jusqu'au dernier tableau.
Quand elle lui demande, une fois, si c'est agréable d'avoir une femme qui peint, il lui répond que " ça pue ".
Avant de le rencontrer, elle peignait de petites huiles, claires, lumineuses, fauves. Après leur rencontre ses toiles changent. Lors de leurs voyages,(ils avaient un cottage en Nouvelle Angleterre où ils allaient passer l'été, où lui avait une pièce avec une grande fenêtre pour peindre, et elle une petite chambre sombre) cela arrivait qu'ils s'assoient chacun de leur côté pour peindre le même sujet. On avait du mal par la suite à reconnaître ne serait-ce que le même paysage ! Ils ne voyaient pas les mêmes choses. Elle se tenait proche de la réalité, lui transfigurait et inventait tout.
On peut se demander la valeur des écrits de Joséphine. Leurs plus proches amis la décrivent comme excentrique, vive, folle, extraordinaire, ayant de l"humour mais " voyant tout derrière un rideau de fils de fer barbelés de ressentiment."
Hopper la croquait en train de le dessiner, comme pour s'en moquer. Elle le décrit toujours laconique, calme, chroniquement fatigué, taciturne, avec " un ego impénétrable ", éternellement dépressif, allant jusqu'à écrire que les phares qu'il peignait sont ses autoportraits. "Attaché au silence comme le rémora à son requin".
On raconte que lors d'une soirée très mondaine, ils avaient réussi dans la foule à créer un vide autour d'eux et se faire oublier, assis tous les deux sur un sofa...espace de solitude étonnante.
Mais on le dit aussi malade de la thyroïde, ceci pouvant expliquer, pour certains, son caractère dépressif.
Et pourtant ils restèrent ensemble, incapables de vivre l'un sans l'autre, (perversité oblige ?), alors qu'ils auraient pu (ou du ?) se séparer à tout moment. S'étant rencontrés à l'âge adulte, ils auraient pu et su pourtant vivre chacun seul. Elle écrit après sa mort qu'elle se sentait amputée. Elle le suivra dix mois plus tard.
Folie à deux, mélange de tendresse, fureur, rivalité, lutte, ressentiment, rejet, dépendance et complicité ?
Quand elle l'avait rencontré, elle avait un petit chat appelé Arthur, qu'il ne supportait pas le prenant pour rival, et qui lorsqu'il disparut mystérieusement, ne fut jamais remplacé. Avant Edward, elle fréquentait des acteurs, des gauchistes, des féministes, elle citait Verlaine (elle était allée elle aussi en France). Après elle avait adopté ses idées conservatrices.
Le dernier tableau peint par Edward Hopper s'intitule deux comédiens. On le voit, lui et sa femme, habillés en Pierrot et Colombine, venant saluer sur scène les spectateurs. L'homme semble présenter sa femme qui timidement s'incline. Il semble dire que l'oeuvre entière est imputable et n'a été rendue possible que grâce à leur collaboration.
Le rideau est baissé derrière eux. Joséphine était presque aveugle. Ils avaient 84 ans, dont 43 de vie commune.
Est-ce là une vie réussie ?
the show must go on ?