Mardi 3 mai 2005 Hier Avant hier
Dimanche soir j'ai attendu en vain l'émission Une vie, Une œuvre, (France Culture) sur un peintre suisse mal connu en France et qui m'intéressait, Louis Soutter, souvent classé dans "l'art brut", catégorie où l'on met trop vite à mon avis certains peintres, tout simplement parce qu'ils sont inclassables et qu'on ne sait pas où les mettre et qu'il faut tout classer...
Malheureusement, sans doute suite aux grèves qui ont perturbé le passage de certaines émissions, cette émission n'a pas été diffusée, et fut remplacée par une émission sur Cioran.
Louis Soutter a eu une vie incroyable que l'on sent rien qu'à regarder sa tête. Né près de Lausanne en 1871, il est mort à 71 ans à Ballaigues dans le Jura vaudois. Dit comme ça, il n'y a rien de spécial, mais où ça commence à faire drôle, c'est que quand il est mort là, cela faisait 20 ans qu'il était enfermé (interné) dans un asile de vieillards frustres et gâteux. Enfermé ? oui de force à la demande de sa famille. Parce qu'elle trouvait sa vie trop excentrique, trop scandaleuse. Vous pensez bien, il en était même arriver à vagabonder, après avoir même joué du violon dans les cinémas de quartier !
Bof, une vie de pauvre type ? Mais pas du tout, pas du tout, si vous ne connaissez pas son histoire, à défaut de son œuvre, écoutez la suite...
Né dans une "belle famille" (père pharmacien et mère musicienne)il avait fait d'enviables études d'ingénieur et d'architecte. Doué il s'était en même temps initié au dessin et à la peinture et pratiqué sérieusement le violon. C'est d'ailleurs pour parfaire cet instrument qu'il s'était installé à 20 ans à Bruxelles pour suivre les cours d'Eugène Ysaye. Il y rencontre alors sa future femme, Madge Fursman, violoniste elle aussi. Quatre ans plus tard ils s'installent à Paris pour reprendre ses études de dessin et de peinture, dans les ateliers très académiques de Jean-Paul Laurens, Jean-Joseph Benjamin-Constant...
À 26 ans il part aux États-Unis à Colorado Springs, dans la famille de sa femme. Il enseigne la peinture et se retrouve au bout d'un an Directeur du Département des beaux-Arts du Colorado College. Pas mal non ?
Vous vous demandez j'en suis sûr ce qui s'est passé, quand a lieu "la fracture", quand est-ce que cela a commencé à "déconner" !
Six ans plus tard, en 1903, quand il se fait virer (on dit répudier) par sa femme, qui déclarera carrément aux autorités de Colorado Springs, qu'elle est veuve !
Que faire sinon rentrer en Suisse, dans un état de détresse morale bien compréhensible ?
Il réussit à y survivre pendant une dizaine d'années grâce à son violon, en jouant d'abord dans des orchestres symphoniques, puis de danse... puis dans les salles de cinéma...puis le vagabondage... puis la famille qui ne supporte plus (oh scandale et désespoir) l'image de ce fils qui tourne mal...jusqu'à le faire "enfermer".
j'ai simplifié, il y a la mort de son père, de sa soeur...son divorce... Mais voilà, maltraité,(on lui piquait son violon à l'asile pour le punir, on brûlait ses cahiers remplis de dessins...Une grande partie des 6 à 8000 estismés a disparu) seul dans le dénuement le plus total, il réalisa une œuvre totale, que l'on commence à sérieusement proclamer une des grandes de ce siècle terminé. Défendu par son cousin germain par alliance Le Corbusier, Giono,et bien d'autres, rien n'y fit. il ne fut jamais libéré et fut enterré dans l'anonymat le plus complet.
Son parcours est époustouflant à plus d'un titre : élevé au compas, au té et à la règle, il remit en cause tout ce qu'il avait appris et prit le parti de la liberté totale, de la déconstruction. Cahiers d'écoliers, papiers de tout genre, crayon, encres, plume, pinceau et autres moyens de fortune, il finit par peindre avec ses doigts, par terre, souvent nu. Un monde y passe et un autre apparaît. TOUT y passe : lignes, tâches, lacérations, figures humaines ou animales, fleurs, fruits, légumes, gueules ouvertes, sourires crispés, corps disloqués ou embarbelés, angelots ou dieux, monstres, sexes, mélangeant temples grecs aux buildings américains... sans peur et chef du chaos universel rédempteur...menant un corps à corps unique et sans fin avec la peinture et ses démons personnels.
Son cousin Le Corbusier fut le premier à comprendre l'importance de cette oeuvre et à la défendre. C'est lui qui organisa la première exposition personnelle de Louis Soutter en 1936 aux Etats-Unis (au Wadsworth Atheneum de hartford, Connecticut).
On a l'habitude de décliner son œuvre en trois périodes:
- Les cahiers (1903, 1930 ), milliers de dessins sur des cahiers d'écolier...
- Le manièrisme (1930-1936) : période consacrée au visage humain...
- La peinture au doigt (1937-1942) : abandon de la plume et du pinceau, véritable corps à corps avec la peinture, où il peint avec ses doigts, par terre et souvent nu.(exemple d'un titre : "éclaboussure du crime")
Depuis sa notoriété ne cesse de croître : après le Kunstmuseum de Bâle, le musée des beaux-Arts de Lausanne ont fait d'importantes expositions. Des catalogues et des livres sont publiés. Son oeuvre inspire, ébahit, éblouit. (texte passionné de Valère Novarina («La main » in Louis Soutter (1871-1942), si le soleil me revenait, catalogue de l'exposition Louis Soutter, avec des textes d'Hervé Gauville, Valère Novarina, Christian Longchamp, Adam Biro Editeur / Centre Culturel Suisse, 1997, pp. 19-31) sur Soutter qu'il appelle tour à tour Louis d'ombre, Louis le Touchant, Louis Soutre, Louis des mains..., livre de Jean Billeter Dans la chambre du pornographe.. .(voir page du blog de Bartlebooth)
On peut lire le texte du Matricule des anges, mais aussi les textes d'un très bon connaisseur de ce peintre, Michel Thévoz, historien de l'art, auteur de "Louis Soutter"aux éditions l'Âge d'homme, avec à la même adresse le texte de Anne Simond, le texte Louis Soutter et le cinéma Von morgens bis mitternachts, de Karlheinz Martin (1920), sa biographie...et un très beau texte dans la revue suisse romande Domaine public : Une ballade à Ballaigues, très touchante visite du cimetière où il dut être enterré... Bref tout un monde à découvrir...
Finalement je viens de voir que l'émission attendue est reprogrammée le dimanche 5 juin, (après le Fra Angelico du 22 mai). Il y aura justement comme intervenants des noms déjà cités : Jean Billeter et Michel Thévoz, mais aussi bien sûr des spécialistes de " l'art brut", un psychiatre, et même un pasteur... Ça vous dit ?