27, 28, 29, 30 avril, 1, 2 mai 2005 Hier Avant hier
Mercredi 27 avril 2005
Henri D., 82 ans est mort aujourd'hui à 14 heures 15. Nous étions ma mère est moi à côté de lui depuis plusieurs heures. Elle m'avait appelé en pleurs en fin de matinée, ne tenant plus seule face à l'inéluctable.
Nous savions qu'il allait mourir, il savait qu'il allait mourir.
C'est donc à 55 ans, la première fois que j'assiste à la mort de quelqu'un, les yeux en face.
Une éteinte comme Sister Morphine sait la faire, mais grave et terrible.
Comment dire quelque chose après cela ?
Je complèterai cette même page jusqu'à son inhumation au cimetière de la Ville aux Nonains, lundi après-midi, le marbrier de Senonches, ayant refusé effrontément, sous raison des "35 heures" de "travailler" samedi, malgré l'énorme somme scandaleuse demandée.
Cette page complétée, jour après jour jusqu'à lundi sera ma veille.
je n'impose à personne bien sûr de la suivre.
Jeudi 28 avril 2005
Difficile de faire cours comme si de rien n'était, quand on a encore des images terribles dans la tête.
Que restera -t-il de Henri D. ?
Pas grand chose, vivant seul avec ma mère depuis plus de 20 ans, coupé du monde, de sa famille y compris de ses enfants depuis très longtemps, ne voyant plus personne de son passé.
Forte tête, avec "un caractère de cochon", il ne parlait que de sa jeunesse communiste, passée dans la résistance, "la vraie" disait-il, avec des morts, des attentats, des dénonciations, des trahisons, des risques fous, il citait ses amis qui y avait laissé leur peau à 20 ans, des fois où il avait "failli y passer". Période marquante à vie, sur laquelle il était toujours prêt à revenir, seule heure dont il se sentait fier.
...Le reste, il n'en parlait jamais, ses quarante ans d'usine, ses déboires familiaux, on en n'a vraiment jamais rien su...On savait simplement qu'il avait été marié, et avait eu beaucoup d'enfants, des connus reconnus et d'autres non, et avait des petits enfants. C'est tout.
Depuis mon retour en France, l'année dernière, une seule fois, il avait sorti une vieille boite en carton d'où il avait sorti quelques documents qu'il voulait que je scanne, juste pour moi, garder des preuves...que je reproduis ici, me souvenant seulement que le papier signé de chez Renault était un faux, que le type qui l'avait signé était très courageux, et que ce papier lui avait sauvé la vie quand il était recherché activement par les allemands, car ajoutait-il, " il en avait tué plusieurs" et que " les attentats, ça le connaissait"...
Nous avons hier soir rassemblé tous ces documents, papiers et petites photos, dans une boite de fer blanc pour la donner à son fils aîné,qui vit à Rennes, quand il viendra chercher ses affaires. je regrette ne pas avoir pris le temps, quand j'en avais, d'être aujourd'hui sa mémoire. Je le dis car j'avais pensé, enregistrer les souvenirs de sa résistance. Après tout, il ne restait plus beaucoup de survivants de cette époque...
Je ne savais pas encore que l'on pouvait être aussi vite détruit totalement,corps et âme aussi.

Le reste...Il avait tout précisé par écrit chez les Pompes funèbres où sur un contrat anticipé il avait bien indiqué et souligné :
Pas de faire-parts, ni dans les journaux ni ailleurs ni à personne.
Pas de fleurs, pas de couronnes, pas de plaques.
Pas de service religieux.
Pas de gens au cimetière, que la stricte intimité.
Tout pour disparaître le plus discrètement possible.

Il aimait les voitures, dont il a souvent changé, voulant toujours un dernier modèle.
Il aimait bien les enfants qu'il prenait toujours plaisir à charrier.
Mes deux petites filles l'aimaient beaucoup. Je ne sais pas comment elles vont réagir quand on va leur dire qu'Henri est mort.
Il y a à peine un mois, nous n'avions pas voulu qu'elles le voient à l'hôpital tellement son délabrement physique était impressionnant. Elles lui avaient alors fait des dessins. Ne pouvant jeter ces preuves d'amour innocentes, car si douloureuses aujourd'hui, je les ai récupérés sur sa table hier.
Comment deux bouts de papiers griffonnés peuvent-ils me faire autant d'effet aujourd'hui ?
J'enrage de cette fragilité si impuissante. Sommes-nous si peu de ce rien qui vacille au vent ?
C'est étonnant comme la mort quand elle vous frôle, se met à faire parler les objets...

Vendredi 29 avril 2005
Longue journée de cours et grande fatigue. Heureusement que Pascale et les filles sont arrivées de Paris pour deux jours : diversion, distraction, obligations de s'en occuper. Sont allées de 5 à 7 à la piscine, et ce matin ont visité le château de Nogent le Rotrou.
Plusieurs coups de téléphones à ma mère qui bien sûr ne s'habitue pas à ses journées vides et à ne plus aller passer ses après-midis à l'hôpital...Chacun réalise, sans oser le dire à l'autre, que le monde ne s'arrête pas quand un homme meurt. Que tout autour de nous, tout continue en apparence "comme avant". C'est fou comme la mort se charge toujours de donner des leçons...et que la mort de quelqu'un nous concerne tous.
Étonné, et touché, quand même, qu'autant de lecteurs du journal m'aient écrit un petit mot gentil...
L'article du Monde des livres sur Jean Meckert, "l'ouvrier qui a mal tourné" me touche. " À quoi ça pouvait servir, des vies comme ça, toutes grises et innombrables comme la poussière ? ". L'article dans le quotidien sur "Accompagner la fin de vie" bien sûr aussi m'intéresse.
Et puis dans l'article sur Frédéric Valabrègue : " tous sont "dans la réparation continuelle de leurs insuffisances". tous tentent de trouver une porte de sortie à leur vie sans horizon. L'amour est évidemment la première, l'universelle bouée à laquelle s'accrocher...mais la tempête est trop forte, trop violente."
Henri D. n'emmènera dans sa tombe que deux objets : une chevalière en or avec ses deux initiales (HD) et un bijou autour du cou que lui avait offert Pascale, quand il était venu nous voir avec ma mère : la grande Terre de Nouvelle Calédonie.
J'ai tressailli quand je l'ai vue sur son corps costumé, propre, livré "présentable" (mais méconnaissable pour celui qui l'avait vu vivant quarante minutes auparavant) au public.
La Nouvelle-Calédonie ! Certes, ce voyage avait été le plus long et le plus loin de sa vie, et le " plus beau " sans doute.
Mais comme la mort se permet quand même des associations bizarres, lui le Résistant et l'anticolonialiste !

Samedi 30 avril 2005
Promenade sur le marché ou ce sont toujours les asperges et les fraises qui ont la vedette. À un peu plus de 2 euros le kilo les fraises, les filles s'en sont avalé au déjeuner presque un kg à elles seules. En ont juste gardé un peu pour les grands -parents qui venaient les chercher d'Angers en début d'après-midi. Ah les zones scolaires de la mère qui ne concordent pas avec celles du père, quand les deux travaillent ! Quels jonglages, quelles pertes de temps et quelles complications pour que les enfants ne soient pas seuls et aient l'impression d'être en vacances !
Ma mère a l'air de récupérer ... Elle va chaque jour "le voir" au funérarium avec les rares collègues de son âge encore en vie. Le pot brioches/café au café de la Ville aux Nonains est organisé pour après "la cérémonie" lundi. Elle a prévenu qu'elle ne quitterait pas le cimetière tant que les ouvriers n'auraient pas refermé, scellé et cimenté devant elle le caveau.
J'appréhende comment elle va réagir la semaine suivante, quand elle va trouver la maison bien grande et vide.
Je m'apprête à faire encore un grand nombre d'allers et retours le soir à Verneuil sur Avre, et que ma collection de photos du château de Saint Simon à la ferté Vidame se complète encore...
Demain dimanche, Marie-Claude, la femme de mon frère défunt, viendra déjeuner avec ma mère...
Je ne sais pas si j'ai envie d'y aller.
je m'aperçois que chaque mort qui nous blesse ravive les précédentes. Et je n'ai pas envie de me laisser aller à "ce jeu-là".
Je pense aussi, que si ce connard de marbrier de Senonches, n'avait pas mis son veto (cf mercredi), l'enterrement serait à cette heure terminé, par une très belle journée ensoleillée et chaude.

Dimanche 1 mai 2005
Pascale rentre à Paris, je reste à Nogent le Rotrou.
je prépare mes cours pour mardi. Mon établissement a été très "cool" : autorisation d'aller à l'enterrement, sans retenue de salaire. Ça semble normal, mais on me dit que ce n'est pas le cas partout...
Lecture au café des journaux du week-end. Pas une page sans conneries ou abbérations. Que ce monde-là me fatigue...
je pense à la collection de couteaux, sabres, qu'Henri achetait partout à chaque voyage... Une envie de couper ou de transperser sans doute... se révolter contre cette vie sans grande récompense ni reconnaissance ou tout simplement sans sens.
Je serai le chauffeur de ma mère demain toute la journée jusqu'au retour à Verneuil, quand le caveau sera de nouveau scellé, jusqu'à la prochaine ouverture qui sera pour elle.
"On veut mourir, mais à son heure et à sa manière. On ne veut pas mourir comme n'importe qui, d'une mort quelconque. Le mépris de la mort anonyme, du " On meurt ", est l'angoisse travestie que fait naître le caractère anonyme de la mort. Ou encore, on veut bien mourir, cela est noble, mais non pas décéder."Maurice Blanchot, l'espace littéraire.
À chaque fois que j'ai du faire un deuil, pour survivre, mon auteur de référence à été Sénèque.
Luca Giordano peint vers 1684 La mort de Sénèque. Il choisit l'adieu du philosophe à ses disciples. On n'a pas tous des disciples; Henri D. est mort avec ma mère, moi, le concièrge et sa femme de l'immeuble où ils habitaient.
" Soutenu par un serviteur, le philosophe a encore la force de s'exprimer, de transmettre sa sagesse. Le corps du vieillard est largement dénudé, son crâne dégarni. L'aspect physique de Sénèque incline à la pitié. Le contraste est total avec la détermination du regard, le geste encore assuré du maître enseignant à ses disciples. Près de sa main gauche se trouvent des livres."

Henri D. est mort sans ses compagnons de lutte, sans amis, sans pouvoir parler ni faire un geste, ni un signe depuis deux mois, à qui que ce soit.
"Aux pieds du philosophe, le médecin avec sa lancette qui a servi à lui ouvrir les veines ; une bande enserre encore le bas du mollet de Sénèque. Impassible à la douleur, Sénèque utilise les derniers instants qui lui sont comptés à enseigner les préceptes de la sagesse et de la fermeté d'âme."
Henri D. est mort abandonné par les médecins (ce n'est pas un reproche, il n'y avait vraiment plus aucun espoir. Ils ont accepté de ne pas "s'acharner thérapeutiquement", ce qui est déjà pas mal...). Henri D. n'a pas pu donner ses dernières impressions ni ses dernières leçons...
" Autour du maître, les disciples et les serviteurs. Une extrême attention les caractérise. Tous ont de quoi noter par écrit le testament spirituel du maître. Les regards vers Sénèque sont empreints de gravité et de respect et toute l'assistance est consciente de la solennité de l'instant. Deux disciples se concertent sur la pensée du maître."
Henri D. n'était pas un maître, n'avait pas de disciples ni de serviteurs. Il n'a pas laissé de testament spirituel. Juste un papier disant qu'il aimerait donner sa voiture à sa fille, celle qui n'a pas beaucoup d'argent et qui ne pourra jamais s'en payer une.
On tire une conclusion de la peinture : " Giordano a retenu du personnage de Sénèque le philosophe adepte du stoïcisme. La scène ne dépeint qu'un univers masculin. Impassibilité dans la douleur, maîtrise de la souffrance, force d'âme dans l'adversité, grandeur et dignité face à la mort : telles sont les lignes de conduite du stoïcien. "Sustine et abstine" : la devise exigeante sert de fil directeur à la compréhension de la toile."
Il n'y a pas de conclusion sur la mort de henri D. sinon sa disparition définitive. Il n'existera encore un peu, juste le temps que ceux qui l'ont connu et qui se souviendront de lui de temps en temps, disparaissent à leur tour.
L'art a ses limites. Les deux photos que j'ai faites de lui, espacées de 10 minutes, l'une encore vivant, l'autre déjà mort sont mille fois plus insoutenables que la peinture, à jamais irregardables, pourtant simples millions d'octets sur un disque dur.
Bien sûr, on se dit qu'il faudrait se consacrer à l'amour des autres. Mais pourquoi est-ce justement cela qui est le plus difficilement recevable ou acceptable ?

Lundi 2 mai 2005
Nous avons suivi le camion Citroën à grandes baies, et qui ne contenant ni fleurs ni couronnes, semblait désespérément vide et dérisoire, à travers une campagne somptueuse, en fleurs, verdoyante et hurlante de tous ces champs criards de ce jaune colza que je n'ai jamais aimé, l'ayant toujours trouvé depuis mon enfance trop cru lisse et pur pour être vrai.
Le jaune est la couleur que l'on trouvera le moins dans ma peinture. Je n'aime pas cette couleur des rois et empereurs, des divinités solaires, de l'or et de la folie, des étoiles qu'on a cousu sur les vêtements, couleur du soufre, de l'extravagance et du déguisement, de la jaunisse, de la crise de foie ou du mal au cœur.
Ni ce jaune signalétique, qui en publicité sert souvent à capter le regard, celui des taxis new-yorkais, des pages jaunes des annuaires téléphoniques...
Aujourd'hui, c'est lui m'a agressé par la lumière qu'il renvoyait et diffusait dans l'air. Ce décalage extérieur jaune, lumière éblouissante / noir intérieur, caveau, pénombre du funérarium fut le plus pénible pour moi.
Peut-on demander à la nature, au paysage de prendre en charge et concorder avec nos émotions et nos envies ? Non bien sûr. Une fois de plus les "gens de la campagne" m'étonnent et m'impressionnent de la solidité et de la simplicité/dignité dont ils font part dans ces occasions, comme s'ils étaient habitués aux "coups durs".
Et puis, très haut, très loin au-dessus de ce pré qui sert de cimetière à la ville aux Nonains, pendant que nous regardions, muets et immobiles, le marbrier remettre la dalle de marbre, la recoller et étanchéifier l'ensemble, il y avait ce concert ininterrompu des alouettes...