vendredi 6 mai 2005 Hier Avant hier
Hier j'ai commencé à parler du cas et de l'histoire dure et affligeante du peintre Sylvain Fusco. Je continue aujourd'hui, en commençant autrement, tout en recommandant à ceux qui ne veulent pas en perdre une miette, de commencer par ma page d'hier.

1ère partie : ATTENTION FROID DANS LE DOS

Dans une enquête passionnante d'Irène Michine, parue dans le Patriote Résistant, revue de la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes, association "loi de 1901", fondée en octobre 1945, cinq mois après la victoire sur le nazisme, et au titre inquiétant : "48 000 personnes sont décédées dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la dernière guerre mondiale, dont 2 000 à Lyon. Y-a-t-il eu dans notre pays une volonté délibérée d'éliminer les malades mentaux ?" on apprend que :

1- Dans sa thèse médecine présentée à l'université de Lyon en 1981, portant sur "la surmortalité liée aux privations dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la seconde guerre mondiale", et qui sera publiée six ans plus tard sous le nom de "l'extermination douce" le docteur Max Lafont montre qu'on savait pertinemment comment les malades étaient traités à l'hôpital psychiatrique du Vinatier à Bron, qui jouxte Lyon, pendant la guerre, en citant :
*- une étude de deux médecins du Centre qui en 1943 (d)écrivaient froidement :"Les malades employées aux épluchures dévorent les légumes crus... Celles qui jouissent de quelque liberté récoltent, surtout en 1942, les champignons par kilos dans les pelouses de l'asile et les consomment crus sur place. Beaucoup ont mangé dans les cours, choisissant parfois le pissenlit, le trèfle ou le plantain. Une débile épileptique mange les coquilles d'oeufs, une autre les coquilles de noix. On parle d'une femme qui mange du tissu : "tout se mange", opine une autre malade."
*- les propos du docteur Requet, médecin-chef de l'hôpital de 1934 à 1969 : "Les internés vivaient comme des bêtes, avaient plus souvent de la paille que de la literie, l'aération et le chauffage étaient rudimentaires. En temps d'occupation plus précisément, cet univers concentrationnaire est devenu un véritable camp de la mort. Ce que nous recevions était absolument insuffisant pour nourrir quelque 3 000 malades, même avec les compléments de la ferme. Je peux témoigner de scènes affreuses : des malades se mangeaient les doigts, mangeaient tout ce qui passait à leur portée, les écorces des arbres par exemple. C'était courant d'apprendre que des internés mangeaient leurs matières fécales ou buvaient leur urine. Ils rêvaient tous exclusivement de rêves alimentaires. Un malade qui avait reçu un colis s'est jeté dessus et il est mort d'une rupture gastrique."

2- dans son livre Droits d'asiles, publié en 1998 aux Éditions Odile Jacob, le docteur Patrick Lemoine, psychiatre spécialisé dans les troubles du sommeil, a choisi le mode du roman pour raconter ce drame. Il y pose bien franchement la question de savoir s'il y a eu extermination consciente des malades mentaux. dans l'enquête d'Irène Michine, il déclare : "Je n'ai pas de certitude. Je crois qu'un ensemble de facteurs se sont conjugués pour arriver à ce drame humain : le manque d'alimentation, le froid, la désorganisation due à la guerre et à l'occupation sûrement, mais aussi le désintérêt voire la bêtise ou la méchanceté des équipes soignantes, l'indifférence des pouvoirs publics. L'idéologie nazie ambiante certainement. Ce qui est sûr, c'est que malgré les demandes réitérées de nombreux médecins, les hôpitaux psychiatriques n'ont pas reçu les rations supplémentaires allouées aux autres établissements hospitaliers par les préfectures pour nourrir leurs malades."

Il faut savoir, et nous en reviendrons ensuite à Sylvain Fusco que :
- Dans les hôpitaux généralistes, il n'y a pas eu de surmortalité flagrante pendant les années de guerre.
- Que sur les 48000 morts décédés dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la dernière guerre mondiale, 2000 sont morts au Vinatier, et qui avait pourtant (cf hier) une ferme modèle de 80 hectares avec culture de blé, avoine, vigne, betterave, légumes et arbres fruitiers et élevage de bovins, porcins, volailles et lapins, et que pendant la guerre, même activité ralentie, cette ferme a vendu des surplus !
- Sylvain Fusco, dont l'activité créatrice a été d'ailleurs encouragée et stimulée par le docteur Requet, est entré à l'hôpital psychiatrique du Vinatier le 9 avril 1930, et qu'il fut une des premières victimes du Vinatier puisqu'il y est mort le 29 décembre 1940. De malnutrition, de carence vitaminique, il semblerait en fait de béribéri.
- Cette année là 20,57 % des malades moururent au Vinatier. L'année suivante 32,28%, l'année suivante 41,98% (1942) ...chiffres établis par Patrick Lemoine à partir des comptes rendus des conseils de surveillance du Vinatier et présentés en annexe de son livre.

2ème partie : SYLVAIN FUSCO A EU UNE DROLE DE VIE (mais peut-être que toutes les vies sont de drôles de vie)

1- Il est né le 4 septembre 1903 à Rive-de-Gier, dans la Loire, dans une grande famille originaire du Sud de l'Italie. Son père, Pascal Fusco était décorateur/sculpteur de mobilier. Sa mère, Malvina s'est occupé de 9 enfants dont seulement 6 atteindront l'âge adulte. Les Fusco émigrent à Lyon vers 1905-1906.

2- Sylvain va à l'école jusqu'à 13 ans puis en 1916 devient apprenti dans l'atelier de son père tout en prenant des cours de dessin aux Beaux Arts de lyon. Il aime dessiner des fleurs, et des portraits de sa soeur qu'il appelle sa " petite Joconde ". Il aime fabriquer aussi des boites, des cadres, " des petites choses pour le plaisir " comme il disait.
Le plaisir parlons-en un peu . Il semblerait qu'il aimait "ça" . Vie nocturne... Boites de nuit, dancings, filles un peu légères... il en rencontre une, Joséphine Fonlupt, qui tombe enceinte et accouche d'un enfant qui meurt deux mois après... Mais l'influence de cette fille est mauvaise : elle l'introduit dans les milieux louches de la ville, dont un gang connu sous le nom des "Apaches" qui traîne un peu partout dans les bars, les cinémas, les cafés...

3- Le 2 décembre 1923, Sylvain Fusco tue une femme lors d'une altercation dans un bar. Il s'enfuie rejoindre son frère à Paris, mais est arrêté un mois plus tard. À cause de son jeune âge, il obtient les circonstances atténuantes avec une condamnation de deux ans fermes et l'obligation de s'engager dans les bataillons disciplinaires d'Afrique du Nord.

4- Période de traumatisme intense. Sentiment d'injustice, scènes de violence. Il se coupe du monde et de lui-même : schizophrénie. Il entre dans un mutisme total. De retour chez sa mère, son comportement s'aggrave. sa famille décide de le faire interner dans l'asile psychiatrique de Bron. Il y entre le 9 avril 1930. On l'isole dans " le quartier des agités ". C'est un des premiers malades diagnostiqué comme schizophrène avant la dernière guerre.
Il existe un film vidéo (titre : schizophrénie) qui tente de relater les années folles du schizophrène Sylvain Fusco, faisant découvrir sa fascinante collection de portraits peints recto-verso.
Le C.A.T.T.P. (Centre d'Accueil Thérapeutique à temps Partiel) à Saint-Dizier porte aujourd'hui le nom de Sylvain Fusco, en raison de son atelier d'arthérapie.
Sylvain Fusco est un des personnages du roman de Patrick Lemoine.


3ème partie : SYLAIN FUSCO PASSE LE RESTE DE SA VIE À PEINDRE

Vers 1935-1939- 5 ans après son internement, il commence à peindre des graffitis sur les murs de sa cellule. Car il s'agit bien d'une cellule de prison: individuelle, meublée juste par un lit métallique fixé au sol.
Le docteur André Requet le remarque et l'encourage, tentative louable et rare dans le contexte et l'époque de vouloir stimuler le malade et le désemmurer de son isolement intérieur. Il l'autorise à peindre. Sylvain Fusco gratte de ses doigts les murs, peint fresques et grosses femmes nues, avec des pigments naturels, mélangés avec de l'herbe coupée, du charbon, de la terre grattée dans la cour. Selon les observations notées dans son dossier médical, il peint d'énormes sexes féminins stylisés, en blanc, rouge et noir.

- En 1938, il peint encore dans la cour. Le docteur Requet n'arrive pas tout de suite à lui faire accepter des feuilles de papier, du fusain, des pastels. Sylvain Fusco peint des animaux stylisés qu'il n'a jamais pu voir, des formes géométriques, des femmes, encore des femmes, en groupe ou seules, nues ou habillées de costumes de music-hall.

- Le 28 juillet 1938, le docteur Requet voit ses efforts récompensés : Sylvain Fusco accepte son matériel de dessin et de peinture.
Pendant les deux années suivantes Fusco peint frénétiquement, à toute allure, plus d'une centaine de pastels. Il s'arrête brutalement quand le docteur Requet est mobilisé pour l'armée Française et doit partir.
En juin 1940, quand il revient à l'asile, le docteur Requet ne retrouve plus qu'un fantôme de Sylvain Fusco, ombre de lui-même qui meurt quelques mois plus tard, le 29 décembre 1940, d'une avitaminose.
C'est le docteur Requet qui a sauvé une bonne partie de son oeuvre, Fusco ayant des accès et des envies fréquentes de tout détruire.

- C'est Patrick Lemoine qui en 1979 a organisé une exposition des œuvres de Sylvain Fusco à la bibliothèque municipale de la part-Dieu à Lyon et qui a eu beaucoup de succès, tout en soulevant quelques polémiques. On ne souligne pas les conspirations du silence qui permettent les pires massacres sans réveiller les censeurs des poubelles de l'histoire.

La grande partie de ces informations biographiques vient d'un article en anglais de Céline Muzelle paru dans la revue Raw Vision no 46, spécialisée comme son nom l'indique dans l'Art Brut.

Trois œuvres de 1938, dont l'autoportrait , faites avec le matériel offert par le docteur Requet. Il semblerait même que l'autoportrait soit daté du 28 juillet 1938, date évoquée précisément plus haut !)
Le Miroir, 1938, et Reine, de 1935
(On remarque dans chaque tableau le rouge à lèvres, placé juste au milieu de la bouche)
Il semblerait qu'il n'y a pas de grande évolution à l'intérieur de son œuvre. C'est toujours la même femme que l'on reconnaît dans tous les tableaux, y compris dans son propre autoportrait. Image d'enfance, imaginée ? D'après Michel Thevoz, rien n'était prémédité. Les formes apparaissaient pendant leur exécution. On retrouve partout l'alternative (combat) entre structure et désordre, équilibre et fracture, typiques sans doute de la schizophrénie. Dans les tableaux de la fin, le fond des tableaux se charge, les figures perdent leur intégrité. Impossible d'échapper et de se sortir des tableaux bourrés de plumes et d'arabesques, aux corps fragmentés et soudés...

Peu de tableaux à voir, sauf au Musée de l'art brut de Lausanne bien sûr.
On peut trouver encore, chez des libraires spécialisés ou de livres rares, l'ouvrage collectif Sylvain Fusco ou la folie des femmes, publié lors de l'exposition de 1979 par l'Association lyonnaise pour la recherche psychologique sur l’art et la créativité.


C'est mince non ?