mardi 9 août 2005 Hier Avant hier
Histoire de plumes
Je me suis posé hier beaucoup de problèmes sur le tableau de Gauguin de 1902, fait tout à la fin de sa vie (1903) et qui s'appelle Le Sorcier d’Hiva-Oa ou le Marquisien à la cape rouge (il s'appelait peut-être au tout départ : "l'esprit veille"), et tout ça en partant des chiens chez Gauguin. Il ne suffisait en fait qu'en suivre un...
Le sorcier, on le connaît bien, il est dans plusieurs tableaux et c'était Haapuani,un marquisien ami de Gauguin , non seulement le meilleur danseur du village mais aussi le sorcier le plus réputé d’Hiva-Oa, le tau’a qui initia Gauguin aux croyances et coutumes locales.
La description qu'en fait le Musée de Liège, dont c'est une des fiertés, est simple : "Le « sorcier » se tient immobile dans un sous-bois, à deux pas d’une rivière. Le visage aux traits fins retient l’attention avec son regard énigmatique et ses longs cheveux dans lesquels sont piquées des fleurs de frangipanier. Le costume est inhabituel chez Gauguin : il porte une courte tunique bleue retenue par une ceinture colorée et il a jeté sur ses épaules une grande cape rouge. Deux femmes voilées se cachent derrière un arbre ; l’une d’entre elles porte un morceau d’étoffe vers son visage et jette un regard peureux vers le personnage central qui, de sa main droite, lui transmet un rameau vert.
Comme souvent, la scène est concentrée d’un côté du tableau ; à cette image empreinte de mystère s’oppose l’harmonie tranquille de la nature. "

Je passe sur la remarque faite hier ou un critique d'art se faisait bien voler dans les plumes : devant à droite C'EST un chien et non un renard. Mais que tient-il dans sa gueule ? Un oiseau certes, mais lequel ?
Officiellement on dit que Gauguin rend compte ici d’une scène à laquelle il a assisté : la capture d’un oiseau, le Porphyrio Paepae, espèce aujourd’hui disparue mais dont des ossements ont été découverts sur l’île d’Hiva-Oa par des paléontologues en 1986-87.
On ne peut en être sûr. cet oiseau a toujours eu une drôle de réputation, et le explorateur norvégien Thor Heyerdahl le décrit en ces termes : « Un oiseau sans ailes était au milieu du sentier et nous regardait. Puis il détala plus rapidement qu’une poule et disparut en un éclair dans une sorte de tunnel entre les fougères épaisses. Nous avions entendu parler de ces oiseaux sans ailes, espèce étrange, inconnue des ornithologues. Les insulaires en avaient vu souvent, mais n’avaient jamais réussi à en attraper un, puisqu’ils plongeaient toujours à une folle vitesse dans des trous et des galeries. »
Les paléontologues n'ont pas arrêté de se battre à coup de publications, d'os et d'hypothèses. ce râle (famille des rallidés, qui comporte les râles, les Talèves et les Foulques) a-t-il vraiment existé ou non ? Est-il une invention humaine ou le même qu'en Nouvelle zélande ? Gauguin a-t-il juste raconté une légende ou a-t-il pu vraiment le rencontrer sur son île ? Ailleurs on connaît en effet d'autres rallidés du genre Porphyrus :
- le Porphyrio mantelli de Nouvelle-Zélande, appelé localement le takahe
- le Porphyrio porphyrio ou Talève sultane ou Poule sultane
- le Porphyrio martinica ou Talève violacée
- le Porphyrio albus ou Talève de Lord Howe,(disparue vers 1834)
- le Porphyrio flavirostris ou Talève favorite ou azurée
- le Porphyrio alleni ou Talève d'Allen.
dans l'ordre :
Je ne peux m'empêcher de penser à l'oiseau, lui aussi aptère, emblème de la Nouvelle Calédonie le Cagou (mais il s'agit d'un autre genre). De plus ce Porphyrio, il a peut-être existé aussi en Nouvelle-Calédonie :

Porphyrio paepape, reconstruction par Michel Raynal
(1995)
)

Porphyrio paepae, reconstruction par Morant et Bonet (1998)
" La découverte de Porphyrio paepae représente effectivement une extension de l'aire de répartition du genre Porphyrio de 3200 kilomètres vers l'est : la poule sultane (Porphyrio porphyrio) n'atteint que les îles de la Polynésie occidentale, cependant qu'une espèce disparue à la fin du dix-neuvième siècle (Porphyrio albus) vivait à l'île de Lord Howe.

Un autre représentant du même genre est connu par des ossements vieux de quelque 3000 ans découverts en Nouvelle-Calédonie par Jean-Christophe Balouet, du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris. Il se pourrait même que cette dernière espèce ait survécu jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, selon Balouet (1984), qui a recueilli le témoignage suivant d'un Canaque :

"Le chef de la tribu de Kele (Moméa) mentionne [...] un râle de cinquante centimètres de hauteur environ, qui ressemblait beaucoup à la poule sultane (P. porphyrio caledonicus) par sa couleur, mais en différait par son bec plus massif, une tache blanche sous la gorge et sa queue plus grise. Son grand-père, de qui il tient cette histoire, était lui-même chef de la tribu pendant l'insurrection canaque de 1878, et avait l'habitude de capturer ces oiseaux peu craintifs avec des collets, pour les manger."
Bref, la querelle et les débats sont intenses. Je reconseille deux sites pour ceux qui veulent tout savoir sur ce problème : cryptozoologie et l'oiseau énigmatique d'Hiva-Hoa, tous deux écrits par Michel Raynal, et passionnants.
Sa conclusion est plausible :
" Il ne serait donc pas surprenant que le même nom de koao ait été donné à la marouette fuligineuse (Porzana tabuensis) là où elle subsiste aux Marquises (à Fatu-Hiva par exemple) et à l'oiseau inconnu apparenté au takahe et au moho à Hiva-Oa. Dès lors, le mot de koao serait associé à quelque chose comme "oiseau qui ne vole pas" en marquisien.
J'en étais donc venu à l'idée que l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa, que son nom soit ou non koao, pouvait être finalement une sorte de poule sultane, mais ressemblant quoi qu'il en soit au takahe, puisque des Marquisiens avaient affirmé à Mazière que "l'animal était le même", quand il leur avait montré des photos de cet oiseau néo-zélandais.
Pratiquement à la même époque (1982), Ross Clark, de la Faculty of Arts d'Auckland (Nouvelle-Zélande), avança de manière totalement indépendante cette même hypothèse de l'existence d'une forme de poule sultane aux îles Marquises, en se basant sur des éléments linguistiques..."
J'aime aussi quand Michel Raynal s'emporte sur l'interprétation du chien qui tient l'oiseau dans sa gueule :
" il apparaît que le chien tient le dos de l'oiseau dans sa gueule ! Cela avait d'ailleurs été remarqué par des spécialistes de l'art, qui avaient rapproché la scène d'une autre œuvre de Gauguin, Aimez vous les uns les autres (aquarelle de 1894), mettant en scène un oiseau jouant avec deux chiens dont l'un à la gueule contre le cou de l'oiseau. Cela conduisit Richard H. Bretell à écrire dans le catalogue Gauguin de 1989, à propos du sorcier d'Hiva-Oa :
"C'est là un sentiment contre nature, et peut-être Gauguin entendait-il, en juxtaposant ce symbole et un homme efféminé et costumé, nous obliger à envisager les limites du "naturel" dans le domaine de la sexualité humaine."
Loin de cette "explication" tirée par les cheveux, qui à mes yeux relève de ce que l'on qualifie crûment de "masturbation intellectuelle", je propose une lecture du tableau bien plus terre à terre.
Le fait que le chien mordille le dos de l'oiseau trouve à mon sens son explication dans la capture de ce dernier par le chien, et dans la suggestion de Joël At quant à l'utilisation de chiens pour capturer le Porphyrio paepae d'Hiva-Oa, basée sur l'historique de la découverte du Porphyrio mantelli en Nouvelle-Zélande et l'introduction du Porphyrio porphyrio en Catalogne.
Rappelons-nous en effet que l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa est unanimement qualifié de très rapide : que ce soit un chien à la queue en forme de fouet, caractéristique des races de chiens (et non d'un renard !) taillés pour la course, et donc apte à rattraper l'oiseau, qui ait été figuré par Gauguin, est un autre élément qui milite en faveur de cette hypothèse.




Sans vouloir faire dire à la toile plus qu’elle ne montre, j'avance donc l'idée que Paul Gauguin a assisté à la capture d'un exemplaire de l’oiseau mystérieux d'Hiva-Oa par un chien (peut-être le chien du sorcier Haapuani), donnant ainsi au peintre l'occasion d'apporter une contribution originale et impressionniste à la cryptozoologie marquisienne.
Signalons enfin que ce tableau est au musée de Liège à cause de circonstances historiques bien particulières et que son histoire, pleine de rebondissements, suit l'Histoire tout court :
En effet, le musée de Liège acheta cette œuvre, avec une dizaine d’autres, lors d’une vente organisée à Lucerne par l’Allemagne d’Adolf Hitler en 1939, qui souhaitait se débarrasser d’un art considéré comme "dégénéré" par les Nazis : Gauguin était mis à l'index au motif qu'il "peignait des Nègres".
Par un retour de bâton dont l'Histoire a le secret, le Collège des bourgmestres et échevins de la ville de Liège a décidé, dans sa réunion du 3 février 2000, de ne pas prêter le "Sorcier d'Hiva-Oa", au Landsmuseum de Graz (Autriche), du fait de l'entrée du parti d'extrême droite F.P.Ö. au gouvernement autrichien et des propos injurieux de son leader Jorg Haider à l'égard des démocraties européennes...
Peint en 1902 à Hiva-Oa (où il résidait depuis 1901 et où il est mort le 8 mai 1903), on peut se demander comment il se retrouve en Allemagne quelques années plus tard. On peut se demander aussi pourquoi on l'a renommé qu'en 1949 du juste titre de sorcier d'Hiva-Oa (puisque le modèle exista vraiment et que l'indication sorcier est plus riche, pour l'interprétation du tableau, que celle de Marquisien), lors d'une exposition à Bâle.
On suppose que c'est Vollard qui a récupéré le tableau puisque dès 1903 il était sans doute exposé, mais sous le titre de l'Esprit veille, et qu'il l'a vendue ensuite puisque La première photographie publiée dans Deutsche Kunst und Dekoration, en novembre 1910, lui donne un autre titre assez vague :Aux îles Marquises. On sait que l’œuvre a appartenu à la collection de Mme Paulina Kowarziks et entra au Musée de Francfort en 1926 . Elle apparaît alors sous le titre erroné à Tahiti dans le catalogue du musée de Francfort comme dans celui de la vente de Lucerne en 1939.
A Hiva-Oa, deuxième plus grande île des Marquises, on trouve aujourd'hui dans le petit cimetière marin d'Atuona, les tombes de Paul Gauguin et de Jacques Brel à quelques mètres l'une de l'autre.
Tous deux y vécurent leurs trois dernières années.
Aujourd'hui ces deux tombes sont visitées par tous les touristes qui peuvent en acheter une belle carte postale, après avoir photographié l'original.
" Si je pensais à l'absolu, je cesserais de faire tout effort même pour vivre." disait l'un,

"Gémir n'est pas de mise
Aux Marquises..."
chantait l'autre.

Il chantait aussi :" la vie ne fait pas de cadeau ".