vendredi 9 et samedi 10 septembre 2005 Hier Avant hier
Lire quoi ? première.
Lire était une punition. Le gros "Jojo" (directeur du CEG de Verneuil sur Avre, collège aujourd'hui) n'arrêtait pas de me répéter : " Bourdais, tu n'auras jamais le concours de l'Ecole Normale, tu fais trop de fautes d'orthographe, tu n'as qu'à lire. "
Toute punition consistait à donner à lire un livre choisi par lui et de devoir lui en faire un compte-rendu écrit dans les 15 jours.
Ma première punition, en classe de troisième où Jojo était mon professeur d'histoire Géographie, fut de devoir lire Dominique, d'Eugène Fromentin, qu'il avait choisi comme au hasard, sur la première étagère au fond de la classe, dans une armoire dont lui seul avait la clé.
C'était mon premier livre. Je ne comprenais rien, je n'ai rien compris jusqu'au bout.
J'avais 13 ans et demi, et j'habitais chez mes parents.
"Je puis dire que je n'ai jamais eu de famille, et ce sont mes enfants qui me font connaître aujourd'hui la douceur et la fermeté des liens qui m'ont manqué quand j'avais leur âge. Ma mère eut à peine la force de me nourrir et mourut. Mon père vécut encore quelques années, mais dans un état de santé si misérable que je cessais de sentir sa présence longtemps avant de le perdre, et que sa mort remonte pour moi bien au delà de son décès réel, en sorte que je n'ai pour ainsi dire connu ni l'un ni l'autre, et que le jour où, en deuil de mon père, qui venait de s'éteindre, je demeurai seul, je n'aperçus aucun changement notable qui me fit souffrir. Je n'attachais qu'un sens des plus vagues au mot d'orphelin qu'on répétait autour de moi comme un nom de malheur, et je comprenais seulement aux pleurs de mes domestiques, que j'étais à plaindre."
(extrait de Dominique)
C'était quoi l'histoire, nom de dieu ? L'histoire d'un orphelin ?
Je ne me souviens que de ça : cette question à laquelle je ne trouvais pas de réponse, et que j'avais 15 jours pour rendre le compte-rendu.
Ce verbe qu'on utilisait chez nous pour dire vomir, dégobiller, gerber.
Comment trouver à 13 ans et demi que Dominique était, comme on le dit là, du "Genre décalé : roman sentimental et d’analyse psychologique fondé sur une histoire d’amour impossible qui jure avec la période réaliste où il est écrit.
Difficulté de classement : c’est parce qu’il est ouvertement romanesque que cet écrit autobiographique est plus proche du témoignage des aventures fantastiques (Gautier), que de l’analyse rousseauiste de rêveries (infra)."
?
Je ne pouvais quand même pas recopier à Jojo l'essai de Barthes sur Fromentin dans Le Degré zéro de l’écriture !
Dominique est aujourd'hui complètement numérisé, étudié (avec fréquence des mots, recherche d'occurrence...) sur le site de l'ABU, et je pense depuis longtemps le relire, comme pour exorciser cette punition, et ce cauchemar.
" Dominique, roman sentimental d’inspiration autobiographique, présente la confession d’un homme mûr évoquant son amour de jeunesse pour Madeleine d’Orsel. Le récit semble l’héritier du romantisme, mais se détache de ses grands thèmes et de son esthétique : ainsi, quand le narrateur explique que la découverte de l’amour fut pour lui simultanée avec la perte de l’être aimé, et qu’il renonce sans combat à cet amour impossible, le style est retenu et juste, le lyrisme fait place à l’analyse, l’opposition entre l’individu révolté et la société s’efface devant la peinture de conflits et d’obstacles intérieurs."
À l'époque je ne savais pas non plus bien sûr qu'il était peintre et critique de l'impressionnisme.
Et à cause de "Jojo" j'ai occulté Eugène Fromentin jusqu'à aujourd'hui..
Dans l'exposition De Delacroix à Renoir, L'Algérie des peintres,à l'Institut du Monde Arabe, fin 2003, on pouvait voir Chasse au faucon en Algérie Paris, qui est aujourd'hui au musée d'Orsay, et Une rue à El-Aghouat (1859), qui est à Douai, au Musée de la Chartreuse.
Selon la critique, il s'en sortait plutôt bien :
"Fromentin sort également grandi de l'exposition. La Chasse au faucon en Algérie (ill. 4, cat. 79) illustre à merveille ce respect de certains peintres pour leur sujet. Ces fières figures de cavaliers algériens ne seraient pas indignes du pinceau d'un Chassériau. Quant à la Rue à El-Aghouat (ill. 5, cat. 86), son calme apparent n'est pas moins inquiétant que celui de la Messe d'Horace Vernet. « [...] le vide et le silence résonnent, quand on veut bien y prêter l'oreille, de la fureur meurtrière qui s'est abattue sur les habitants en 1852, bain de sang dont les rapaces et les cadavres de pastèques sont le seul aveu. » (Stéphane Guégan, p. 178 du catalogue.)
Le Delacroix, Femmes d'Alger dans leur intérieur, 1849, du musée Fabre de Montpellier était là bien sûr avec les Renoir...dont deux peints en 1870, l'année de l'atelier de Bazille, : le portrait de Madame Clémentine Valensi Stora et une odalisque, jeune algérienne
Ce Delacroix qui commence à me titiller...

Je ne sais pas quand, ou si même un jour je lirai, ou plus exactement relirai Dominique, mais parce qu'il y est allé plusieurs fois, Eugène Fromentin a aussi beaucoup écrit sur l'Algérie.( lire l'étude de Georges-Pierre Hourant).
On le retrouve ainsi dans de nombreux séminaires et colloques sur les voyages, sur les peintres/écrivains/ critiques depuis le XIX...et par exemple chez Assia Djebar ou Roland Barthes déjà cité...

On peut télécharger sur Gallica, Dominique, mais aussi Un été dans le Sahara, Sahara et Sahel, Les maîtres d'autrefois : Belgique, hollande.
Je me demande comment j'ai pu l'ignorer à ce point.
Cela m'étonnerait que je reste sur " c'est la faute à Jojo ".
Mais j'ai tant à lire et tant de livres commencés...
Et cette évidence : que plus on lit, plus il reste à lire...alors que plus le temps passe, moins il en reste.