Mercredi 11 mai 2005 Hier Avant hier
Suite à la polémique évoquée concernant le Centre psychiatrique du Vinatier pendant la dernière guerre, j'ai reçu un mail de Bartlebooth, (connu entre autre pour son blog) qui m'envoie quelques documents intéressants sur la faim et le milieu psychiatrique.

Il y a bien sûr les lettres d'Artaud, datant de cette époque, à propos desquelles Bartlebooth rappelle que même s'il était plus aidé que d'autres, il n'en était pas moins était obsédé par la nourriture. Il cite Thomas Maeder dans son livre sur Artaud : "Mais même avec cette aide Artaud souffrait cruellement et ses lettres devinrent de véritables litanies alimentaires" :
extraits :
- "J'ai été bouleversé des 300 grammes de pain que vous m'avez envoyés." (à sa mère, 3 décembre 1943)
- " Pour lutter il me faut du pain et une bonne nourriture. Et je n'ai plus depuis 7 ans que la nourriture minable des Asiles d'Aliénés. Et depuis bientôt quatre ans, je n'ai plus assez de pain. [...] Mais pour que je puisse trouver cette force il faut que mon corps à moi aussi se refasse, et il a été pendant des années empoisonné, brutalisé et sous-alimenté. [...] Et je crois que maintenant sans un secours urgent de bien-être, et de nourriture je mourrai. Bien des gens semblent en excellente santé qui tout à coup meurent de mort subite, parce que leur âme n'en a plus pu de lutter contre les déficiences occultes de leur corps, et je crois que je suis de ces gens-là.[...] Si je ne reçois pas de quoi manger normalement vous vous sentirez tous de plus en plus mauvais parce que la force que je mets à vous soutenir pour vivre s'en ira et elle s'en va de plus en plus." (à Anne Manson, 21 février 1944)
- "Voilà quatre ans que je ne mange plus à ma faim et en voilà sept que je suis sous-alimenté
" (à Alain Cuny, 29 mars 1944)
- "Le plus grand service qui m'ait été rendu depuis mes sept ans d'internement ce fut de m'envoyer des aliments et du tabac et c'est vous qui me l'avez rendu" (à Anne Manson, 26 juin 1944)
- "Et je vois que tu ne te rends pas compte de ce que c'est pour un interné la vie d'un asile d'aliénés. On met à l'interné sa ration dans une assiette et un point c'est tout. Moi, voilà 7 ans que je ne mange plus à mes repas qu'une soupe et un légume. Que ce soit au Havre, à Rouen, à Sainte-Anne ou à Ville-Evrard, je n'ai jamais mangé plus qu'ici parce que la ration du réputé "malade" est fixée suivant un barème qui ne dépend pas des circonstances extérieures mais de l'Administration. Et quand on a été brutalisé, molesté et maltraité de toutes manières [...] on a besoin de se refaire par des aliments sains et abondants. Et cela n'a jamais été mon cas. Car les rations d'un interné sont très réduites, avant ici c'était l'arbitraire de l'administration et ici ce sont les restrictions et l'absence de moyens de communications. Et je te garantis que si je pouvais avoir l'occasion d'acheter du pain à 20 frs les 750 grammes j'en achèterais tous les jours, car le pain a toujours constitué l'essentiel de mon alimentation et avec 200 grammes de pain par jour il ne m'est absolument plus possible de vivre. Mais pour cela il faudrait que je fusse libre et que j'aye de l'argent. Car l'argent ne compte pas et n'est rien du tout devant la nécessité essentielle du pain. Et je sacrifierais même plus que cela à ce besoin." (à sa mère, 26 juillet 1944)
(etc., etc., cf le tome X de ses oeuvres complètes.)

Il m'envoie aussi un extrait d'un article étonnant de Michel Foucault (tome III de ses Dits et écrits, p.804, article initialement paru dans Le Monde du 16 octobre 1975 sous le titre "Faire les fous") commentant Histoire de Paul, un film de René Féret :
" Il y a une douceur de l'asile (au moins depuis les neuroleptiques), sillonnée de violence, emportée parfois par des tourbillons, traversée d'éclairs. Le comble de cette douceur et son symbole, c'est la nourriture. L'asile est peut-être toujours renfermement et exclusion ; mais il est maintenant, de plus, ingestion. Comme si aux vieilles lois traditionnelles de l'hôpital : "Tu ne bougeras pas, tu ne crieras pas", s'était ajoutée celle-ci : "Tu avaleras." Tu avaleras tes médicaments, tu avaleras tes repas, tu avaleras nos soins, nos promesses et nos menaces, tu avaleras la visite de tes parents, tu avaleras les provisions que ta mère, chaque semaine, enfouit dans son cabas, qu'elle t'apporte avec emphase, offrande rituelle à "son" malade, et que tu dois consommer devant elle, pour son plus grand plaisir, dans la communion de cette maladie qui vous appartient à vous deux, qui est votre relation la plus intense et où elle a mis, la pauvre, tout son amour pour toi. Les gens de l'asile aujourd'hui ne sont plus des affamés derrière des barreaux : ils sont voués à l'ingestion. L'histoire de Paul est une histoire d'absorption, de bouche ouverte et refermée, de repas pris et refusés, de bruit d'assiettes et de verres. Ce n'est pas, René Féret l'a bien vu, que la fonction de la nourriture, dans l'hôpital d'aujourd'hui, soit de permettre la guérison : mais, docilement avalée, elle fait apparaître, entre la folie dont on ne veut plus et la guérison qu'on n'attend guère, le personnage précieux du "bon malade" : celui qui mange bien, c'est, dans le système asilaire, le "permanent" dont tout le monde est satisfait. La pièce essentielle de l'initiation à l'hôpital, c'est l'épreuve alimentaire. Le film culmine dans un extraordinaire "avalage de crêpes", prouesse digestive par laquelle Paul, au terme des rituels, devient, à la satisfaction de tous - parents, infirmiers, autres malades surtout - l' "un" des malades mentaux. Avalant avalé ; histoire de Paul, histoire de Jonas."

( Histoire de Paul, qui était le premier long métrage de René Féret date de 1974, et avait obtenu le Prix Jean Vigo l'année suivante, remarqué par sa virulente remise en question de l'internement en clinique psychiatrique. Il faut dire que d'abord orienté vers une carrière d'acteur, René Féret s'était formé à l'Ecole Nationale d'Art Dramatique de Strasbourg. Nurith AvivÀ la suite du décès de son père, il avait été interné dans un hôpital psychiatrique, et c'est cette expérience douloureuse qui lui avait bien sûr fourni le sujet de son premier film).

Toujours à propos de ce film, notons que c'était une femme, Nurith Aviv, la première chef opératrice de film en France qui en 1974, (après 9 mois de tournage avec les pensionnaires de la clinique psychiatrique " La Chesnaie "), avait fait l'image du film de Féret comme Directrice de la photographie. Elle a tourné avec des gens comme Agnès Varda, Amos Gitai, René Allio, et Jacques Doillon...et réalise elle-même des courts métrages)

Merci Bartlebooth pour ces textes. Bien sûr comme vous vous le demandez, on peut se demander si la situation aujourd'hui a évolué et progressé vers plus de dignité et d'humanité.
J'espère que oui.