Vendredi 16 septembre 2005 Hier Avant hier
Fuir Nogent le Rotrou grâce à Jean-Philippe Toussaint
En sortant du collège vers 17 heures, excédé, fatigué mais heureux d'en sortir, comme chaque vendredi (que ceux qui ne comprennent rien viennent prendre ma classe de troisième, le vendredi après-midi de 15h30 à 17 heures), je passe chez ma libraire et Oh surprise, des cartons de chez Volumen sont sur le sol : ma commande d'il y a quinze jours est arrivée :
Fuir de Jean-Philippe Toussaint.
Je fonce dans mon bar favori, le Poséidon, m'installe et commande un quart de rouge avec un sandwich au camembert.
Il est 18 heures 10.
Serait-ce jamais fini avec Marie ?
Quand je relève la tête pour prendre ma première gorgée de vin, je suis à la page 38 en plein train de nuit quelque part en Chine.
Je continuais de penser à Li Qi allongée sur la couchette supérieure, quand un de ses pieds apparut dans mon champ de vision dans la pénombre bleutée du compartiment, isolé et hésitant, en chaussette blanche, qui pendait dans le vide au-dessus de ma tête, puis l'autre pied , également en chaussette, ses deux pieds bientôt suivis de tout son corps, au ralenti et torsadé, qui se laissa tout souplement glisser vers le bas, un des pieds marquant un léger temps d'arrêt sur le bord de ma couchette, ....
J'arrête. Je bande. Je suis dans mes trains d'amour, mes trains de nuit, celui qui va à Venise, luxueux, avec M., celui qui va à Mexico, miséreux, avec R., je revis ces moments si intenses de désir, quand tout est imaginaire mais si près du possible, attendu, mais non sûr, la vie comme la mort.
Je suis kidnappé.
Aéroport, ville inconnue... Je suis dans le film que je fais en même temps que je le lis. Cette chinoise ... au ralenti et torsadé... Tout et rien à la fois, un espèce de moment arrêté, contracté...Une impression, une ambiance de laisser-aller tendu sur le fil d'un rasoir.
Gorgée de vin, cigarette. je retiens mon souffle, en arrêt sur texte.
Il est 19 heures, je repousse le dernier moment possible pour reprendre ma place dans le train.
Je n'entends plus les clients, ni la télé, ni les joueurs de fléchettes : juste le bruit des rails, la nuit quelque part en Chine, dans tous les trains où j'ai fait l'amour, j'erre dans les couloirs, partout et nulle part avec lui dans ma vie, moi aussi j'ai envie de Li Qi les yeux fixés sur le fragment de plastique mal accroché qui battait furieusement dans la nuit. Mon portable sonne. Je décroche
De la page 46 aussi : c'était Marie qui appelait de Paris. Il sort dans le couloir, passe dans un autre wagon. Je sors du Poséidon, laissant mon sac de prof, mes cigarettes et mon trousseau de clés sur la table.
C'étaient Léa et Charlotte qui voulaient me parler et me remercier de la carte postale que je leur avais postée hier pour leur dire que je les aimais et qu'elles me manquaient.
La nuit tombe, la rue est bruyante. Je suis au coin du feu rouge. Tout en écoutant et voyant mes filles dans leur maison de Villeparisis, je fais une photo du carrefour...je collais avec force l'appareil contre mon oreille pour faire pénétrer la voix de Marie dans mon cerveau, dans mon corps, au point de me faire mal, de me rougir le pavillon de l'oreille en plaquant le plastique chaud, moite, humide, de l'appareil contre ma tempe.
Je rentre dans le café et entame mon sandwich au fromage dans le couloir du train de nuit quelque part en Chine, en essayant de quitter au plus vite les deux cents mètres en enfilade de la Grande Galerie du Louvre, en repartant de plus belle et traversant une succession de salles plus sombres, le salon Carré, la salle Duchâtel, la salle Percier et Fontaine..., allant me réfugier dans l'ombre accueillante de la rotonde d'Apollon, sans ouverture ni fenêtre .
Dans le train qui fonce dans la nuit quelque part en Chine, je descends en vacillant les escaliers de marbre inondés de lumière de la Victoire de Samothrace et je mange à Nogent le Rotrou un sandwich au fromage. C'est devant cette scupture que j'ai vu au Louvre dans les années 60 Salvador Dali, accompagné d'Amanda Lear...

Il est presque 8 heures du soir à Nogent le Rotrou quand le train arrive un peu avant neuf heures du matin à Pékin. Je suis à la page 61.
Je lis distraitement quelques affichettes touristiques placardées à l'entrée qui proposaient des excursions d'une journée à la Grande Muraille, Badaling ou Mutianyu .
Je n'ai pas quitté le livre.
j'avais de l'eau de mer dans les yeux, et Marie pleurait dans mes bras, dans mes baisers, elle pleurait dans la mer.
Il était dix heures du soir et j'avais fui.
Je fonçais à moto dans mes déserts africains, Attar, Chinguetti, Ouadane,...j'enterrais mon père, je me baignais à Tabarka...
J'avais envie de retourner aussitôt dans ce livre,
de ne pas en sortir, de ne pas en revenir.
Plaisir de lire non pas une histoire peu crédible mais de lire un texte qui nous emporte, malgré nous, malgré tout dans ce que l'on veut ou qui nous tente : une énigme policière, une histoire d'amour, de désir, un tour du monde aux lieux dont les noms font rêver : Shanghai, Pékin, l'île d'Elbe, à pied, en train, en avion, à moto, sans oublier...de nous emmener en bateau.
Tout y est vague et précis, anecdotique et sérieux, léger et construit. Fuite contenue dans une histoire sans intérêt mais qui contient dans sa légèreté ce qui piège nos mots dans ses mots...
On ne peut-être plus clair. C'est tout l'humour, la dérision mais aussi le sérieux et la gravité du livre. Du grand art !
Je n'avais pas dormi depuis quarante-huit heures, ou plutôt j'avais sommeillé en permanence pendant cette interminable durée brumeuse de voyage ininterrompu, où, dans des heures égales, les jours ne se différenciaient pas des nuits. J'avais somnolé dans des taxis et dans des minibus, dans des zones de transit et dans des salles d'attente, je m'étais assoupi plusieurs fois dans l'avion, j'avais passé deux courtes nuits agitées dans des chambres d'hôtel, mais sans jamais dormir, sans jamais parvenir à trouver le sommeil, toujours je restais à la surface du sommeil, juste en deçà de l'invisible ligne de flottaison qui sépare le sommeil de la veille. (page 132).
Ceci étant dit, et dans ces conditions bien sûr, on ne peut que tout accepter et tout croire, ou faire semblant...
cette interminable durée brumeuse de voyage ininterrompu !...c'est exactement l'effet que m'a fait cette lecture, dans ce café. Je n'ai qu'à remplacer voyage par lecture et accorder : cette interminable durée brumeuse de lecture ininterrompue...
Les 2 pages suivantes, je peux faire le même exercice et faire mienne l' expérience de ce livre qui m'a fait rester " en permanence dans cet entre-deux provisoire du voyage,(de la lecture) comme si cet état transitoire, extensible et élastique, pouvait être étiré à l'infini, et que, finalement, je n'étais, en pensées, plus nulle part, ni à Pékin ni à l'île d'Elbe (ni à Nogent le Rotrou, ai-je envie d'ajouter) mais toujours à la surface de ces lieux transitoires que je traversais, à la fois arrêté et en mouvement, assis et somnolant avec toutes mes sensations en réserve que je pourrais réactiver ultérieurement..."
Enfin quelqu'un qui ne me déçoit pas au fil de ses livres et à qui je dois une expérience de lecture très forte et qui m'a réconcilié, en me permettant de fuir, avec ma journée.
Tard dans la nuit, je suis encore encore sous son emprise et ne peux m'empêcher d'imaginer quelle version en ferait Wong Kar Wai.