Dimanche 17 juillet 2005 Hier Avant hier
Il continue de faire chaud.
Que manger de ce temps-là ?

Après être allé hier me rafraîchir auprès de Berlol, (merci pour les glaces Agaki), qui a l'art de faire mariner aussi bien les livres que les petits plats, et alléché par un mail de Joëlle C., qui me dit que pour elle les chiens de Carpaccio sont plus étonnants que ceux de Velázquez, je me dis que le carpaccio me semble en effet adapté à ce dimanche.
Le carpaccio !
C'est une recette qui, bien qu'inventée assez récemment par le chef Cipriani, au Harry's Bar de Venise en 1950, et s'il vous plait, pour faire plaisir à une femme à qui le médecin interdisait de manger pour son régime de la viande cuite (il s'agissait certes de la Comtesse Amalia Mocenigo) a fait le tour du monde et se trouve maintenant faite un peu n'importe comment et avec n'importe quoi.
Mais au départ, il s'agit de fines tranches rouges de boeuf à l'huile d'olive, servies sur fond vert de cresson ou d'endive.
Pourquoi Carpaccio ? Parce que cette année-là, il y avait une grande exposition de ce peintre vénitien (de son vrai nom Vittore Scarpaccia, et qui vécut de 1472 à 1526) et que ses rouges, que l'on trouve dans les toges des dignitaires, la couverture de sainte Ursule, le corsage de la Vierge, les tentures...) rappelaient au chef la couleur des fines tranches dans l'assiette de la comtesse... En tout cas, pas à cause des filets de boeuf peints par Carpaccio, sujet qu'il n'a jamais peint, vu que ce n'était pas son genre ni celui de son époque.
Je mangerai ce soir un carpaccio de bœuf à la pizzeria d'à côté. J'en bave rien que d'y penser. En voilà une idée littéréticulinaire !
Et les chiens de Carpaccio alors ?
Et oui, ils sont bien là.
Quand les ambassadeurs anglais débarquent, dans la ville, libres ou en laisse, ou près de leur maître, dans leurs ateliers ou les grandes pièces, au pied du lit de Sainte Ursule quand elle rêve, accompagnant leur maître même en gondole, jouant sur les places publiques avec les enfants...
Mais trois sont particulièrement étonnants, deux dans une toile et un dans une autre.
La première s'appelle Deux vénitiennes(ou deux courtisanes) et date de 1490.
Ces deux femmes (la mère et la fille d'après certains) sont plutôt tristounettes. Certaines hypothèses relient ce tableau à un ensemble dont un autre tableau où l'on voit des archers à la chasse aux oiseaux sur la lagune de Venise. En fait ce tableau représenterait les deux femmes sur un balcon et qui attendent le retour des chasseurs (et qui visiblement trouvent le temps long).
On voit la jeune (la fille) qui joue avec un gros chien, alors qu'un petit s'appuie sur elle.
Ces deux chiens m'impressionnent :
- le gros chien est inquiétant, de mauvaise humeur, avec des dents menaçantes. Il en a marre qu'elle ne lâche pas. Il a un oeil étonnamment humain.
- l'autre, le petit, est aussi incroyable car il semble s'adresser au spectateur du tableau et plaindre la tristesse (ou l'impatience) de sa maîtresse. Il lui tient la main,et est assis par terre comme un humain.
L'autre tableau est la célèbre vision de Saint Augustin, toile immense (141 x 211 cm) peintre entre 1502 et 1504).
Tableau d'une beauté et d'une intensité à couper le souffle, dense et mystérieuse. La pièce est immense, vide bien que pleine. Pleine d'objets (et peints de quelle manière !) , pleine de la lumière qui entre par la fenêtre de droite et qui laisse des ombres partout, pleine de silence et de révélation, d'écriture(s) aussi.
Saint Augustin est en train d'écrire la vie de Saint Jérôme dont il entend alors la voix et qui lui annonce la mort proche et la promesse du Paradis.
Et l'incroyable, c'est qu'au point fort de cet espace,(le sujet du tableau est dehors) il y a un petit chien qui regarde.
Quoi ? L'homme qui écrit et qui écoute ?
C'est un bichon maltais. Il s'est placé dans le rai de lumière.
Que dit ce chien ? Que nous fait-il penser ?
Il nous oblige à prendre du recul face à la scène et à l'évènement (la voix que l'on n'entend pas et qui pénètre avec la lumière).
Une fois qu'on l'a repéré, on ne voit plus que lui dans le tableau, comme au sommet d'un triangle, point de départ (vers la lumière, son maître, la fenêtre) et point d'arrivée (spectacle de la scène en entier).
C'est lui qui fait tenir le tableau, comme un acteur peut à lui tout seul tenir un film, le porter et le faire accepter.
Sans lui le tableau perd beaucoup de sa force de son mystère et donc de son intérêt.
Sans lui la voix se tait... et saint Augustin ne fait plus que regarder un oiseau dehors.
Pour une fois, moi qui hais les dimanches et la chaleur, l'intensité fut là grâce à Carpaccio mais aussi grâce à un livre dévoré sur place et d'une traite : " Roman avec cocaïne" de M.Aguéev, presqu'inconnu et dont on ne connaît que ce seul livre.
À consommer sans modération, toutes affaires cessantes.
(10/18 étranger, mars 2005, no 2559.)
" Livre fulgurant des années trente redécouvert en 1983, roman unique d'un auteur russe dont l'identité reste mystérieuse, Roman avec cocaïne est une œuvre de légende. À travers le portrait hyperréaliste d'un adolescent en souffrance, M. Aguéev nous offre une analyse incroyablement moderne des méandres les plus sombres de l'âme humaine ."
Passer un dimanche avec un tel écrivain et un tel peintre ne fut pas de tout repos.
Tout ne pouvait se terminer, à une heure du matin, que par un bel orage.
Enfin.