Vendredi 22 avril 2005 Hier Avant hier
Le premier panneau de la légende crétoise (tant pis pour ceux qui n'ont pas regardé les pages précédentes, où tout a commencé par un mail de LLdeM)) s'intitule Les amours de Pasiphaé. Il mesure 1,82 m sur 69 cm. C'est peint par un type qu'on ne connaît pas entre 1510 et 1515, et que pour tout un tas de raisons, que j'ai mis trois jours à découvrir et comprendre, on appelle maintenant Maître des Cassoni Campana.(Car reprécisons-le, ces panneaux étaient peints sur des coffres de mariage).
Ça semble peint assez fidèlement d'après un texte du pseudo-Apollore (ne pas confondre avec le grammairien Apollodore d'Athènes). Comme toujours j'hésite à commencer par l'image ou par le texte. Commençons aujourd'hui par le tableau.
Ce qui frappe au premier abord, ce sont les bovidés. J'en compte 20, on peut parler de troupeau. On remarque surtout un beau taureau blanc, représenté 5 fois, calme, un peu béat et qui semble suivre la femme (Pasiphaé) partout ou elle va.
On remarque aussi une vache marron, elle aussi très présente et en différents états. On la voit même au moment où un homme est en train de la tuer à la hache.(on peut le dire qu' il veut sa peau). On la voit au sol, morte un peu plus tard.
On comprend le peintre : les mêmes personnages sont représentés plusieurs fois à différents moments de l'histoire. On voit un singe (sur une balustrade vers la gauche), huit oiseaux dans le ciel.
Des êtres humains, j'en compte 15, y compris les silhouettes paumées dans le paysage.
Pas facile de décrypter l'histoire d'une manière bien précise si on ne la connaît pas. On verra que c'est parce que la scène scabreuse n'est pas représentée.
Détails, coups d'œil, hasards de focalisation... de gauche à droite, de droite à gauche.
" Minos voulut régner sur la Crète et l'on chercha à l'en empêcher. Alors, il prétendit qu'il avait reçu des dieux la royauté et, pour qu'on le crût, il soutint que ce qu'il demanderait se réaliserait. Au cours d'un sacrifice à Poséidon, il demanda au dieu de faire apparaître un taureau hors des flots, en promettant de sacrifier l'animal qui apparaîtrait. Poséidon fit surgir pour lui un taureau splendide. Minos obtint la royauté, mais il envoya le taureau rejoindre ses troupeaux et il en sacrifia un autre. Il fut le premier à avoir l'empire des mers et il étendit sa domination à presque toutes les îles. Poséidon, irrité contre lui parce qu'il n'avait pas sacrifié le taureau, rendit l'animal furieux, et fit en sorte que Pasiphaé éprouvât pour lui du désir. Tombée amoureuse du taureau, elle prend pour complice Dédale, un architecte banni d'Athènes à la suite d'un meurtre. Celui-ci fabriqua une vache en bois, la monta sur des roues, l'évida à l'intérieur, cousit sur elle la peau d'une vache qu'il avait écorchée et, après l'avoir placée dans le pré où le taureau avait l'habitude de paître, il y fit monter Pasiphaé. Le taureau vint et s'accoupla avec elle comme avec une vraie vache. C'est ainsi que Pasiphaé enfanta le Minotaure... "
Si on lit le texte, on voit une fois de plus que les Dieux n'hésitent devant rien, surtout si c'est pour se venger. Poséidon ne trouve donc rien de mieux que de punir Minos par sa femme Pasiphaé en la faisant d'abord tomber amoureuse d'un taureau, et en s'accouplant à lui grâce à un leurre fabriqué par Dédale.
Comme on disait chez moi c'est assez "craignos" (qui craint"), pour ne pas dire scabreux. Mais bon me direz-vous, ce n'est pas le premier ni le dernier cas de zoophilie...
Et puis il fallait bien faire naître ce fameux Minotaure...
L'homme que l'on voit sur le tableau est donc Dédale, le complice de Pasiphaé. Les mêmes personnages évoluent dans un espace unique où le temps et l'espace sont confondus (ce qui n'est pas le cas dans la une Bd) et les détails de la peinture nous font reconnaître les différents épisodes :
- Pasiphaé tombe amoureuse du taureau (majestueux, d'une belle blancheur, c'est comme s'il était le chef du troupeau) - Dédale et Pasiphaé mettent leur plan au point
- Dédale tue une vache pour récupérer sa peau
- Dédale a construit une fausse vache et Pasiphaé est en train d'entrer dedans (!) (on voit le bas de ses vêtements qui sortent du poitrail ouvert du leurre)
J'avoue que la scène du fond à gauche, derrière la vache morte au sol, ne me semble pas claire. On voit sur une table ou un autel qu'un feu a été allumé. Est-ce la fausse vache que l'on brûle une fois que l'accouplement a été fait ?
Et pourquoi avoir posé sur la balustrade un singe, assis comme un scribe ?
Pasiphaé et ses amours monstrueux ont de tous temps inspiré écrivains et peintres. On trouve une iconographie très riche sur le Minotaure bien sûr (Picasso...) mais aussi, si on cherche bien, sur les épisodes avec Dédale et la fabrication de sa fausse vache, sa présentation à Pasiphaé, et ce très tôt puisqu'on en trouve des représentations sur les murs des villas de Herculanum et de Pompéi.
à gauche : Herculanum (maison du bicentenaire): Pasiphaé montre à Dédale la génisse qu'il devra prendre comme modèle
au milieu : Pompéi (maison des Vetii) : dédale montrant la génisse de bois à Pasiphaé
à droite : Manuscrit des métamorphoses d'Ovide, XVè siècle : Pasiphaé amoureuse du taureau.( la couleur grise du taureau veut sans doute montrer le désaccord et la condamnation de l'enlumineur de cet acte contre nature)
à gauche : Giulio Romano : Dédale offrant la génisse de bois à Pasiphaé, 1527 (impressionnant par la peau du ventre pendant vers le bas, et Pasiphaé qui a déjà posé une jambe à l'intérieur...)
au milieu : Antoine Caron : Pasiphaé,(la construction ) 1600
à droite : François Chauveau : Dédale présente à Pasiphaé sa créature, 1676.
Quatre œuvres de Gustave Moreau parmi des dizaines (dessins, aquarelles, peintures...) reprenant Pasiphaé, Dédale et le taureau, histoire qui l'a fortement marqué et influencé sinon largement inspiré
Pasiphaé d'André Masson (1937), très impressionnant par la force du taureau, qui écrase la pauvre Pasiphaé (pourquoi dis-je la pauvre puisqu'elle est amoureuse ?), qui a fait lui aussi de nombreuses toiles sur ce thème, et la Pasiphaé de Jackson Pollock (1943)

Il semblerait donc que ce thème soit toujours d'actualité ou du moins hante toujours notre inconscient. Mais n'est-ce pas valable justement pour tous les mythes ?
J'ai même trouvé, et finalement ce n'est pas étonnant, une version hard XXXX, qui doit montrer l'inmontrable et cette union contre nature (j'adore cette appellation que l'on entend quelquefois, et qui justement indique que ça ne l'est peut-être pas tant que cela, un peu comme l'inhumain indique quelque chose subi ou perpétré par l'homme...).
Je préfère bien sûr clore ce premier panneau, le nez dans les étoiles...