Jeudi 23 juin 2005 Hier Avant hier
Les portraits de Rabelais sont-ils apocryphes ? (suite).
Lundi j'avais fait le tour des portraits disponibles de Rabelais pour arriver à la conclusion qu'il n'y en a que très peu de son époque, et encore moins de fiables, presque tous apocryphes.
Et encore, ne le sont pas si on lit le Dictionnaire de l'Académie françoise (1ère édition de 1694) :
APOCRYPHE. s. m. Dont l'autorité est douteuse. Ne se dit que des escrits. Livre apocryphe. Histoire apocryphe. auteur apocryphe.
On ne pourrait donc pas dire qu'un tableau, comme un livre, est apocryphe (qui au sens étymologique vient du grec signifiant mis à l'écart, car faux ou d'origine douteuse car cachée).
Dans le même Dictionnaire, mais 3 éditions et 68 ans plus tard (4ème édition, 1762) on est un peu plus bavard :
APOCRYPHE. adj. de t. g. Terme pris de la langue Grecque, dans laquelle il signifie, Inconnu, caché. Il n'a d'usage dans notre Langue, qu'en parlant des Livres & des Écrivains dont l'autorité est douteuse. Et en ce sens il ne se dit proprement que de certains Livres que l'Église ne reçoit pas pour Canoniques. Le troisième & le quatrième Livres d'Esdras sont apocryphes.
Il se dit par extension, en parlant des Historiens & des Histoires dont l'autorité est suspecte. Auteur apocryphe. Histoire apocryphe. Livre apocryphe.
On dit d'Une nouvelle dont on doute, que C'est une nouvelle apocryphe: Et pour marquer qu'on n'ajoute pas grande foi à celui de qui elle vient, on dit, que C'est un Auteur apocryphe.

25-30 ans plus tard, dans le Dictionnaire critique de la langue française, Jean-François Féraud, (Marseille, Mossy 1787-1788) rajoute à auteur, histoire, livre, anecdote apocryphes.

Du côté Académie Française, rien de plus dans les 6ème et 8ème éditions et la 9ème entamée...

Balzac, une fois de plus n'en fait qu'à sa tête, (manière de dire qu'il fait les extensions qu'il veut) et est le premier sans doute, (dans Splendeurs et misères des courtisanes, 1847) à l'appliquer à tout autre chose que de l'écrit :
" ... depuis son jeune âge, Corentin avait appris à tirer d'un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes."

Sainte-Beuve en fait dans portraits contemporains, un emploi très rare (substantif, neutre):
" ... il y a eu, dans la grande reconstruction [après la Révolution], du vrai, du solide et de l'authentique; il y est aussi entré bien du mensonge, de l'apocryphe et du postiche."

Donc si on étend auteur à auteur d'une oeuvre d'art en général, au peintre en particulier, on peut donc dire que les portraits de Rabelais sont apocryphes. Mais si on est rigoureux cela n'est pas très satisfaisant, voire pas du tout.
Car dans ces portraits, rien n'est faux en fait. Le peintre, le graveur, le dessinateur de ces portraits, même si leur nom est inconnu (oublié, perdu...ou que l'oeuvre n'est pas signée) ont bien existé. L'oeuvre gravée, peinte ...existe bien aussi. le problème est que ces portraits sont imaginaires ou inventés : ils n'ont pas été exécutés face au modèle c'est-à-dire face à Rabelais, qui n'a jamais posé pour eux. On ne peut pas les prendre pour ressemblants à l'individu Rabelais.
Existe t-il un adjectif pour dire d'un tableau, qu'il n'a pas été fait selon nature, selon le modèle réel devant le peintre ?
Si oui, c'est ça que sont les portraits que l'on possède de Rabelais.
Pourquoi n'y a-t-il pas de "vrais" portraits crédibles de Rabelais, alors qu'à son époque les portraitistes de renom étaient nombreux dont certains très célèbres ?
On peut poser de nombreuses hypothèses :
- Les peintres de l'époque étaient tous "officiels", embauchés chez les rois et ne pouvaient peut-être pas peindre qui ils voulaient, surtout quelqu'un de "sulfureux" comme Rabelais.
- Rappelons quand même que notre homme était un moine défroqué, qu'il dut aller à Rome se faire pardonner par le Pape (obtenir son absolution), qu'après son cours de médecine où il disséqua un cadavre de pendu, il faillit être pendu lui-même par l'irascible cardinal de Tournon, que Gargantua, Pantagruel et le Tiers Livre furent condamnés par la Sorbonne, que le Quart Livre fut condamné dès sa parution par ordre du Parlement.
- Peindre un tel agitateur d'idées faisait peut-être peur aux portraitistes bien rangés et au servir du pouvoir en place...
- Rabelais qui marchait à l'amitié (ex Du Bellay qu'il accompagna à Rome) ne connaissait peut-être pas d'ami peintre devant lequel il aurait accepté de poser...
- Peut-être tout simplement que Rabelais n'en avait rien à faire d'avoir son portrait, ni de son image. On sait d'ailleurs peu de choses sur sa personnalité et chacun peut " s'approprier " Rabelais :
" Pour certains, c'est un ivrogne et un jouisseur; pour d'autres un érudit et un travailleur infatigable. Pour les uns, un passionné des lettres; pour les autres un paillard qui égare le lecteur dans des festins orgiaques. "(j'ai perdu le petit papier où j'avais marqué l'auteur)
- " Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes. "
Peut-être qu'il a voulu laisser justement un flou concernant sa personne , n'accordant d'importance qu'à ses idées et ses combats.
Qui aurait pu peindre Rabelais ?
Les réponses sont multiples puisque le XVIème siècle fut une apogée pour l'art du portrait, et les portraitistes ne manquaient pas.
Rabelais aurait pu se faire faire le portrait en France bien sûr, mais aussi en Italie (où il se rendit au moins 4 fois, de janvier à mai 1534, en 35-36, en 40-41 et en 1542), et pourquoi pas en Angleterre (ce n'était pas une paire de manche à traverser, même à son époque)?
Faut réfléchir et se renseigner, faut voir les peintres et les dates.
Hésitation, gourmandise, comparaison de la marchandise, décision et conclusion :
Si je considère que Rabelais devient écrivain avec Pantagruel en 1532, et Gargantua en 34, et qu'un grand peintre séduit par son oeuvre veuille le peindre, je commande en rêve :
- deux portraits en France : un par Corneille de Lyon (pour l'offrir à un ami qui en rêve), et l'autre par François Clouet,
- un portrait en Angleterre : une miniature de Hans Holbein le jeune.
Ne soyons pas radin ! Tant qu'à être endetté chez les banquiers, autant que ce soit pour autre chose qu'une maison !
Ah, ce plaisir de faire des folies ou de vivre au-dessus de ses moyens !