vendredi 13 février 2009 : L'oiseau de Marrakech ou : connaître le nom des choses
(ou : entrée momentanée dans le journal complet et le reste du site)
vendredi 29 mai 2009 : Quand on arrête de mettre son journal en ligne, rien ne s'arrête...
À partir de l'Incendie du Hilton de François Bon ou : comment un incendie peut en cacher beaucoup d'autres
Le nouveau journal
mercredi 9 septembre 2009 : Bizarre parfois quand on relève la tête... Gofridus , au secours ! (Chauvigny)
lundi 14 septembre 2009 : " Je vis parfois des journées cafardeuses..."ou : When King Cophetua loved the beggar maid
mercredi 16 septembre 2009 : Et la Mère...
vendredi 18 septembre 2009 : de l'ombre qui couvre nos sous-marins de mots
jeudi 23 septembre 2009 : quand le café est long à chauffer...
vendredi 25 septembre 2009 : quand le trait d'union est difficile...
mardi 30 septembre 2009 : de l'espace d'un livre et d'une carte
L'accident 12 oct : mourir sur le coup est facile, .19 oct : de fil en aiguille, . 23 oct : de la couleur des bleus, 26 oct : de la couleur des couloirs
jeudi 5 novembre 2009 : journée blanche ou l'enterrement à Nogent.
mercredi 11 novembre 2009 : Quand j'entends que la vie est belle, ça me fait rire...
jeudi 19 novembre 2009 : des émotions qui marquent la vie...(concerts Philip Glass)
Dimanche 13 décembre 2009 : schopenhauerien
ou comment s'échapper...

Schopenhauer pensait que vue dans son ensemble l'existence humaine était une tragédie mais qui se réduisait, au niveau des détails, en une vaste comédie. Tous les éléments de l'Enfer étaient bien tirés de ce monde réel.
Il fallait fuir l'existence, dire non au monde, prôner l'ascétisme... (Ce à quoi Nietzsche avait répondu que c'était encore un peu chrétien et bouddhiste !)

Facile à dire Arthur ! pensait-il depuis des années qu'il le lisait. Mais bon, ils convergeaient (Schopenhauer, Nietzsche et lui) sur quelques points essentiels à savoir :
- qu'il n'y avait pas de raison pure : nos motivations, nos discours, nos actes n'étaient pas "raisonnables" mais essentiellement pulsionnels,
- qu'avant tout notre faculté de penser restait personnelle, qu'en dernier ressort c'est chacun qui décidait pour soi ; au diable les maîtres, les professeurs ou autres idoles...
- que pour triompher de la souffrance, s'échapper ou s'en débarrasser (de la tyrannie du désir...créatrice du manque...), l'art était primordial.
(Par art, ces deux-là pensaient surtout à la musique, première des arts, qui ne disait rien de précis, ne parlait de rien d'identifiable, contenait le secret de toutes les choses, n'était pas volonté mais bien réceptacle de l'ensemble des pulsions qui font la vie. Mais ils n'excluaient pas les autres, bien sûr.)

Ce discours lui plaisait forcément, lui qui toute sa vie ne s'était nourri (pour ne pas dire gavé), en dehors de sa vie amoureuse, que de livres, de peintures, de films, de photos et de disques.

Il avait commencé à neiger pendant qu'il prenait un bol de chocolat chaud, et ce dimanche matin il se demandait ce qu'il allait bien faire, et d'où il allait tirer un minimum d'énergie. C'est alors qu'il avait pensé qu'il pourrait répondre à ses amis (qui lui demandaient des nouvelles et le pourquoi de son silence), en leur disant qu'il allait voir beaucoup d'expositions. Certes, ce n'était qu'une partie de son emploi du temps, mais dont il ne pouvait se passer, sans doute pour combler le vide qu'il ne pouvait toujours pas supporter.

Ainsi ce dernier mois il était allé successivement :

1- à Rémalard, à la galerie Artémise qui fêtait ses 10 ans d'existence, ce qui était bien méritant (comme il l'avait souligné dans un article publié dans Pays du Perche, revue locale qu'il aimait bien).
Beaucoup de monde, ambiance sympathique et conviviale, un pâté de sanglier incroyable, et l'occasion de voir quelques amis et connaissances mais aussi quelques œuvres d'artistes qu'il ne connaissait pas.
2- à Saint Denis d'Authou, voir l'exposition annuelle "les peintres de chez nous".
L'exposition où il y a toujours foule. C'est le rendez-vous de tous les gens des villages environnants et qui ne vont qu'à une seule exposition chaque année. C'était là qu'il y a deux ans il avait acheté un tableau, aujourd'hui toujours dans sa cuisine, qui représente un torchon.
L'exposition occasion aussi pour Monsieur le Conseiller Général maire, Madame la député, et les seigneurs locaux d'assurer au peuple qu'ils ne pensent qu'à l'art et que leur politique est la meilleure.
Leurs discours lui avaient donné envie de retourner au plus vite au fond de la salle et regarder, à la Schopenhauer, (c'est-à-dire contempler d'une manière désintéressée), les paysages du Perche peints par Daniel Liard.
"La vie n'est jamais belle ; seules les images de la vie sont belles." disait Schopenhauer.

3- au Havre, au musée André Malraux.
" Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L’or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages ! "
(Baudelaire, L'étranger, dans Petits poèmes en prose, 1869)
Dans cette exposition "les nuages... là-bas... les merveilleux nuages", il avait aimé les magnifiques études de ciel d'Eugène Boudin, les photos et tirages originaux d'André Kertesz, d'Alfred Stieglitz, d'Ansel Adams, et quelques autres merveilles. Même si certaines productions contemporaines étaient à son avis tape-à-l'œil... (il avait tendance à croire qu'un tirage énorme d'une photo cache souvent sa pauvreté), cette visite et cette journée en compagnie de son amie avaient été un pur bonheur.
Schopenhauer avait raison : l'expérience esthétique permet de supporter nos malheurs, elle suspend momentanément le désir donc la douleur (le manque...), et nous fait entrer dans un monde où le temps n'existe plus... Se détacher d'une réalité étriquée, voilà bien pourquoi il allait souvent voir des expositions, et à quoi il passerait bien le reste de son temps avec son amie !
Bizarre de penser cela au Havre, justement la ville où Schopenhauer fut envoyé deux ans pour apprendre le français, à l'âge de 9 ans !
Comme si dans la vie il n'y avait que des "retours de choses".
4- à Brou pour une exposition osée vu l'endroit (la ville et l'ancienne chapelle) : salle noire avec trois installations vidéo. Dix personnes au vernissage : faut dire que la vidéo, c'est à la mode mais c'est souvent chiant et que peu de personnes ont le courage de les regarder jusqu'à la fin.
Là il avait pris tout son temps, et dans le noir avait regardé seul les projections. Il n'avait sans doute vu que ce que son regard lui avait fait voir mais il avait bien aimé ce qu'il avait vu et était allé le dire à l'auteur, qu'on lui avait désigné comme le grand type qui était là, et qui semblait tourner dans le noir comme un hamster dans sa cage.
Mouvements d'un ruban rouge, d'insectes jaunes dans une bouteille, des pales d'une éolienne sur un ciel bleu, mouvements des mises au point, mouvements des images dans les trois compartiments de l'écran, travail sur le vide et le plein, trois parties, c'est la seule œuvre qui avait un titre : stilness in motion.
Dans l'espace le plus grand de cette ancienne chapelle sur un grand écran, précédé de deux autres écrans de gaze transparente, sont projetées des images d'une longère, d'une clôture, d'un ciel couchant, avec différents points de vue, qui s'ajoutent donc à ceux possibles du spectateur. Pas de titre et les séquences reviennent régulièrement : oeuvre sans début ni fin. On peut donc rester devant le temps qu'on veut. Liberté totale au spectateur de mettre au point sur l'écran qu'il veut, mais l'œil humain ne peut mettre net partout en même temps. Il fallait, autrement dit choisir sa "profondeur de champ", choisir sa perspective, aller un peu au-delà du réel, ce qui n'était pas fait pour lui déplaire. Il avait fait là, calme et détaché, ne pensant pas à grand chose, une expérience de contemplation désintéressée comme l'aurait prônée Schopenhauer.
Mais ce qu'il préféra ce jour-là, peut-être parce qu'il était seul, c'était l'installation simple d'un téléphone situé sous un petit écran où parlait (sans qu'on puisse l'entendre) une jeune femme, et qui ne manquait pas d'humour. Si l'on décrochait, elle s'adressait à vous, en vous regardant dans les yeux : "Je savais que tu viendrais... Tu n'as jamais su supporter mon regard, ni celui des autres par ailleurs... cette fois c'est sûr..."
Ainsi donc, d'être curieux, ou de vouloir être complice de l'oeuvre, on se trouvait congédié, et prié d'une certaine manière de partir, et se retrouver seul, quitté, abandonné à soi-même.
Pourquoi pas, souria-t-il en raccrochant, il aurait pu s'y attendre.
D'après sa carte de visite, cet artiste s'appelle Aurélien Cheval et fait partie d'un groupe qui s'appelle KSC (Killer Shot Corp). À suivre.
5- À Thiron-Gardais, à la grange aux dîmes, une exposition d'un artiste bien connu dans la région : Jean-Pierre Faurie, personnage haut en couleur, capable de tout faire et de travailler sur tout ce qui traîne. D'une énergie perpétuelle, a touché un peu à tout, et avec son accent du Lot, évoque aussi bien le facteur Cheval que Gaston Chaissac. Animateur très actif dans la région, c'est le genre de retraité qui ne prendra jamais sa retraite, et qui jamais ne s'arrêtera de faire rire, de parler aux pierres, mais aussi de surprendre.
Il savait que Schopenhauer était un grand misogyne et aussi antisémite, grincheux, acariâtre, colérique, arrogant, près de ses sous, âpre au gain, réactionnaire, bouffon, égoïste...
Il n'aurait pas aimé le connaître et l'avoir comme ami, mais une bonne partie de son œuvre et sa pensée, celle qui a influencé Nietzsche entre autre, lui parlait bien : peu d'autres philosophes avaient autant que lui cherché à comprendre quelque chose sur l'existence et si bien décrit l'atrocité du monde, l'ennui, et ce qu'on appelle aujourd'hui la déprime. Un grand acharné du NON.

En même si en vieillissant lui devenait de plus en plus partisan du OUI il était fatigué de fuir, d'aller voir ailleurs s'il y était.
Il était là, aujourd'hui, et tout était là. Il n'y avait rien d'autre.
Se retournant vers son amie il lui avait demandé si elle savait pourquoi le père de Schopenhauer l'avait appelé Arthur.
Elle avait répondu que non, mais il décida de la faire attendre un peu avant de lui donner la réponse.