Mercredi 21 septembre 2005 Hier Avant hier
À la recherche des Femmes d'Alger dans leur appartement...(Delacroix 2.)
Les carnets Delacroix : un train peut en cacher un autre.
D'abord, précisons trois choses :
1- Pour compléter ce que j'ai raconté hier d'une manière qui peut sembler cavalière, selon certaines sources, Mornay avait demandé à un autre peintre Eugène Isabey de l'accompagner, mais celui-ci avait décliné l'invitation. C'est ce qui expliquerait que le soir de l'opéra il commence à se tracasser (on est fin novembre) et en parle à sa maîtresse...
Mornay n'était pas à un Eugène près..
2- Ce voyage capital (rétrospectivement) pour l'histoire de la peinture (alors que politiquement ce fut assez nul voire minable) a été l'objet de nombreuses études et publications, livres, expositions, catalogues, vidéos qui continuent encore aujourd'hui de paraître.
Autoportrait à la casquette (mine de plomb). Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.Les raisons en sont multiples, mais la principale est que Delacroix n'a pas arrêté de prendre des notes et de faire des dessins, pris vite sur le vif, et dans des conditions difficiles, souvent complétés ou coloriés le soir rentré dans sa chambre, comme autant d'aide-mémoire. Une somme considérable de notes, de croquis, d'aquarelles et d'écritures.
Delacroix crayonne même à cheval, son carnet arrimé au pommeau de la selle, consignant d'une écriture tremblotante ce qu'il ne peut dessiner! Le soir il comble les blancs des pages, achève les phrases, colorie et complète...
et bizarrement sans trop y croire : "Je suis même sûr que la quantité assez notable de renseignements que je rapporterai d'ici ne me servira que médiocrement. Loin du pays où je les trouve, ce sera comme les arbres arrachés à leur sol natal ", écrit le peintre au début de son expédition.
Rues, murs et boutiques de Meknès. Musée du Louvre,

album d'Afrique du Nord et d'Espagne. Arabes et troupe de cavaliers arabes. Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.
Portes et murailles à Meknès (aquarelle sur traits à la plume et encre brune). 

Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.

Scènes de rue, le souk et la port e de Bab el-Mansour (mine de plomb, encre et aquarelle). 

Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.
L'avenir le démentira : de ces carnets naîtront bien des années plus tard quelques unes de ses œuvres maîtresses. En effet, les six mois que Delacroix passe en " Barbarie " laissent une empreinte indélébile sur son esprit " l'aspect de cette contrée restera toujours dans mes yeux, les hommes et les femmes de cette forte race s'agiteront, tant que je vivrai, dans ma mémoire ", note le peintre dès son retour.
3- Ce voyage est d'autant plus important que Delacroix n'a pas tant voyagé que cela, et que ce n'était pas un " voyageur dans l'âme ". On notera dans sa vie que quelques voyages et assez courts :
- en Angleterre (été 1825),
- en Afrique du Nord (1832 au Maroc, le voyage qui nous intéresse),
- et quelques brefs séjours en Belgique et en Hollande (1839 et 1850).
Sinon Delacroix a partagé sa vie entre ses différents ateliers et sa propriété de Champrosay, entre son activité de peintre et celle d'écrivain, et une certaine vie " mondaine" et parisienne.
(Sur Delacroix écrivain, et ses écrits, lire l'étude faite dans la préface d'Elie Faure de l'édition numérique des Etudes esthétiques)
Il faut noter l'incroyable découverte récente qui a conduit à la sortie particulière du livre chez Gallimard en février 99, et telle qu'on peut la lire sur le site bibliomonde : (extraits ):
" Ce texte n'a pas été publié de son vivant. Il a été retrouvé récemment par miracle : « Lors de la vente en 1997 organisée par les héritiers d'Achille Piron (le légataire universel de Delacroix), quelle ne fut pas la surprise des historiens de découvrir un manuscrit incomplet relatant le voyage au Maroc. Acquis par la Bibliothèque nationale, une publication de ce texte est aussitôt entreprise par les éditions Gallimard.
Quelques jours avant la sortie en librairie de l'ouvrage, un collectionneur inconnu présente un important fragment de ce même manuscrit. Face à cette découverte inespérée, Gallimard décide de réimprimer immédiatement l'ouvrage complété du fragment manquant.
Rédigé sans doute au début des années 1840, près de dix ans après son voyage (1832), ce texte de Delacroix est une suite de souvenirs recomposés, un ensemble d'impressions, de descriptions extrêmement précises et d'anecdotes diverses relativisées par dix années de peintures où les thèmes marocains abondent. » (extrait d'un article d'ExpoRevue, 1999)".

Il n'est donc aucunement question là des papiers et manuscrits, connus uniquement par quelques intimes, lors de la vente, en février 1864, du fond d'atelier de Delacroix intervenant quelques mois après son décès.
Campement à El-Arba AïnDalia, près de Tanger.

Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.4- Sur sept carnets, il en reste quatre : trois sont au musée du Louvre, le dernier est au musée de Chantilly.
" carnets, ces objets presque "premiers" de la création artistique, qui notent, au jour le jour, le moment et l'heure, la pensée, qui suivent le voyageur de poches en sacs, d'étapes en bivouacs, du départ au retour. Carnets pris, abandonnés, repris, donnés, gardés, vendus. Carnets usés de tant de mains et ouverts pourtant au regard le plus neuf, offerts au plaisir de feuilleter." (site Louvre).
Oeuvre capitale, puisqu'elle va "alimenter " Delacroix toute sa vie. On estime que les dessins, croquis, aquarelles rapportés de ce voyage en 1832, sont à l'origine d'environ 80 toiles faites jusqu'à sa mort, dont bien sûr celle qui nous intéresse, Femmes d'Alger dans leur appartement, peinte en 1834.
Je devrais dire celles puisque Delacroix a repris ce même sujet quinze ans plus tard, en 1849, dans une toile qui a le même titre et qui est aujourd'hui au Musée Fabre de Montpellier.(salut Bazille !)
La comparaison en est instructive sur l'effet du temps, et sur ce que Baudelaire appelle "Les limbes insondés de la tristesse".
Femmes d'Alger dans leur appartement, 1834 Femmes d'Alger dans leur appartement, 1849
Vous l'avez compris, Delacroix, là-bas, n'a pris que des notes et esquisses. Toutes ses peintures seront faites après son retour en France. Au Maroc, Delacroix ne fera que se constituer un riche répertoire d'images, de paysages et de couleurs dans lequel il puisera toute sa vie. Il ne veut rien oublier, il note tout, consigne par écrit des détails, annote les dessins ...
Je suis sûr qu'aujourd'hui, il aurait tout filmé en vidéo et pris des milliers de clichés numériques...
Une espèce de fringale et tentative de ne rien oublier...
Il faut se rendre compte aussi que vu le contexte colonial et des moeurs d'alors dans les pays arabes, il était impossible de dresser un chevalet en pleine rue, dans le brouhaha et l'animation incessante, et d'exécuter les nombreux et délicats préparatifs que nécessite une peinture à l'huile...En plus de ne rencontrer dans la rue que des femmes voilées, se pressant pour rester enfermer chez elles de gré ou de force...
Delacroix n'a donc peint aucune toile durant son périple en terre nord-africaine.
Son travail n'est donc qu'imagination et reconstitution en atelier d'après des notes, d'où l'importance des sensations, des couleurs, des lumières vécues là-bas, engrangées comme souvenirs, et dont il cherche plus tard a donner l'impression avec sa peinture. On comprend que le but n'est plus le réalisme et on sent son côté précurseur et annonciateur de l'impressionnisme.
Cette expérience de la lumière et des couleurs lui fera abandonner l'ombre et la noirceur de sa jeunesse. Comme le dit René Huyghes , "chez Delacroix, le soleil chasse les ombres fumeuses des romantiques."
Cela n'a bien sûr rien à voir avec les autres carnets Delacroix.
Ceux de Jean Etienne Ambroise Delacroix, cultivateur d'asperges à Argenteuil, né en 1849 et qui a partir de 1882 (il avait 33 ans) a commencé à tout noter (sur des carnets) de la vie municipale, celle de sa famille et tout le reste.
Il reste 30 carnets, avec 8000 dessins, collages (articles de la presse locale) croquis...
La moitié de ces carnets est au musée D'Argenteuil, l'autre moitié est resté dans la famille.
Travail incroyable qui ne commence juste qu'à être étudié (par Marie Paule Gomes)sur la volonté de son petit fils...
J'adore :
Jeunes gens qui lisez cette histoire
Vous voyez bien que je ne suis pas poète
Car je n'en ai pas la tête
Je cultive la terre.
I'am a poor lonesone cowboy...
Scène biblique. Bonne nuit.
Au fait : un type qui prend des notes toute sa vie et puis qui un jour se met à les utiliser, (pour en faire non pas 80 toiles mais 20 tomes) ça ne vous rappelle pas quelqu'un ?