Mardi 24 mai 2005 Hier Avant hier
Ariane à Naxos, quatrième et dernier panneau de la Suite crétoise de Maître des cassoni Campana.
Rappel fait hier : Le panneau précédent s'arrêtait quand Thésée venait de vaincre le Minotaure dans son labyrinthe grâce au fil d'Ariane (qui lui permit en fait d'en sortir) et qu'il rentrait chez lui (en ayant oublié de changer la couleur de sa voile qui devait informer son père de sa victoire ou de son échec), emportant Ariane et Phèdre, les deux filles de Minos. Comme le titre du panneau l'indique, il fait une escale à Dia, appelée par la suite Naxos.
Pourquoi faire me direz-vous ? Et bien, c'est incroyable, Thésée profite du sommeil d'Ariane (nue, dans un lit à baldaquin) pour partir avec Phèdre sa sœur. Même s'il n'était pas vraiment amoureux d'elle, on se rappelle que pour qu'Ariane lui donne sa solution pour vaincre le Minotaure et pouvoir sortir du labyrinthe, il lui avait promis de l'emmener à Athènes et de la prendre pour épouse. Ce comportement, cette trahison sont donc assez surprenants voire incompréhensibles.
Les avis sont partagés et divergents, selon les textes nombreux et fort inspirés, l'histoire est tentante il est vrai, depuis toujours, de Catulle à Ovide, de Racine à Goethe, jusqu'à Nietzsche dans le gai savoir, sans parler des peintres ni des musiciens de Monteverdi à (Ariane à Naxos de richard Strauss, Ariane de Massenet... Nous en reparlerons plus tard).
Trois variations explicatives :
- Thésée a une autre maîtresse : Aeglé, fille de Panopée,
- Thésée a la trouille du scandale que peut provoquer la fille de Minos à Athènes,
- Thésée a rêvé de Dionysos qui lui l'a menacé s'il ne lui abandonne pas Ariane. Dans ce cas, bien sûr un rêve équivaut à un ordre prémonitif, et le pauvre Thésée devra laisser Ariane la mort dans l'âme...et ave regrets.
Ariane se réveille, passe une chemise de nuit, et va sur la plage pleurer tout son malheur et sa déception.
Son malheur et sa douleur en ont inspiré plus d'un !
Racine la fait carrément mourir de désespoir :
"Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée,
Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée !"
(Phèdre).
Thésée rentre à Athènes, avec sa voile noire non changée.
L'histoire est connue : son père, Égée, croyant que son fils a échoué dans sa mission crétoise, se suicidera en sautant du haut de l'Acropole, (ou de falaises selon d'autres sources). C'est Phalère qui apprendra à Thésée la mort de son père. Devenu Roi, il célèbrera ses funérailles. La mer dans laquelle il s'est jeté porte depuis son nom.
Notre peintre anonyme inconnu, (un maître sans doute d'origine française, actif à Florence au début du XVIème siècle) connu aujourd'hui sous le nom de Maître des cassoni de Campana (on a vu pourquoi ) a choisi la version heureuse, à savoir que voyant Ariane si seule et si triste, Dionysos et sa joyeuse escorte de Satyres et de Ménades (femmes possédées) décide de se porter à son secours. Arrivée en fanfare de Bacchus et de Silène sur son âne.
On imagine la belle surprise d'Ariane.
Sur son char La rencontre Bacchus (Dionysos)/Ariane est une des grandes scènes d'amour de la mythologie classique. Il tombe instantanément amoureux d'elle et lui offre de l'épouser (geste de la main tendue).
Mais attention le char ! L'engin (lôngin) comme dirait les Calédoniens !
Un char tiré par de drôles d'hybrides. ce ne sont pas des chevaux, ce ne sont pas des boeufs. Ils ont des pattes de quoi ? de chameaux ? Et leur têtes ? des poissons ? des têtes de congres ? Celui au premier plan bave... Les bestioles ont quand même un côté reptile dans le cou... oui mais les reptiles, par définition n'ont pas de dents...
Mais il y a autre chose qui m'intrigue : c'est sur le devant de l'île. C'est quoi cette caisse à outils ? un nécessaire de pique-nique ? Un kit de réparation d'armure ?
Vous devez comme d'habitude avoir envie de voir le tableau en entier non ? Mais vous connaissez ma méthode. Partir de l'extérieur, de n'importe où, entrer où on peut, comme on peut, par effraction, par la porte, par la fenêtre, par une fissure... laisser aller son oeil à des détails, sentir le rapport entre "tout ça", pour qu'à la fin on voit l'ensemble et ce qu'il cache ou au contraire met en évidence, gros devant les yeux...
Puisqu'il n'y a pas d'unité de temps ni de lieu, je me sens le droit de me balader à droite à gauche... Donc, comment mettre tout ça sur une planche de coffre ? Et bien voilà : à cette époque ils savaient le faire .
Alors finalement ? Et bien ce tableau , même si plastiquement et esthétiquement n'est pas celui que je préfère (celui que je préfère est bien sûr le troisième, celui du labyrinthe) est intéressant car pas si évident que cela quand "au fond".

Il représente une histoire en plusieurs épisodes qui se passent en deux lieux très éloignés. On y voit un parcours (en bleu) qui part de la trahison, ou du moins de la promesse faite impossible à tenir, qui mène à la mort et un autre parcours(en jaune) qui part du sommeil (rêve ? peut-être que tout ce tableau n'est qu'un rêve) et qui se termine par la fête et l'ivresse du bonheur. Revanche d'Eros sur Thanatos ? Victoire de l'Amour ? du Virtuel ?
Citons Goethe : "Si elle ouvre les yeux, elle va se réjouir sur ce qui vient compenser la perte qu'elle a faite, elle jouit de la présence divine, avant même d'avoir pris conscience de l'éloignement de l'infidèle. Comme tu seras heureuse, jeune fille comblée, lorsque, au dessus de cette côte rocheuse à l'aspect stérile, l'amant t'emmènera vers les collines cultivées, plantées de vignes où, entre les rangées de ceps, entourée de joyeux serviteurs, tu commenceras à jouir de la vie que tu ne finiras pas, mais dont tu jouiras dans le ciel omniprésent, en regardant vers nous du haut des étoiles, avec une éternelle bienveillance... "
Ou même André Chénier (Bucoliques, "Bacchus"; 1785) :
" Viens, ô Bacchus...
Viens tel que tu parus aux déserts de Naxos,
Quand tu vins rassurer la fille de Minos.
De pampre, de raisins mollement enchaînés,
Le tigre aux larges flancs de taches sillonnés,
Et le lynx étoilé, la panthère sauvage
Promenaient avec toi ta cour sur ce rivage. (...)
"
Et pour ceux qui ont encore du courage Nietszche dans Flaneries inactuelles :
"L’homme se figure que c’est le monde lui-même qui est surchargé de beautés, — il s’oublie en tant que cause de ces beautés. Lui seul l’en a comblé, hélas ! d’une beauté très humaine, trop humaine seulement !... En somme, l’homme se reflète dans les choses, tout ce qui lui rejette son image lui semble beau : le jugement «beau» c’est sa vanité de l’espèce… Un peu de méfiance cependant peut glisser cette question à l’oreille du sceptique ; le monde est-il vraiment embelli parce que c’est précisément l’homme qui le considère comme beau ? Il l’a représenté sous une forme humaine : voilà tout. Mais rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de la beauté serait l’homme. Qui sait quel serait l’effet qu’il ferait aux yeux d’un juge supérieur du goût ? Peut-être paraîtrait-il osé ? peut-être même réjouissant ? peut-être un peu arbitraire ?... «O Dionysos, divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ?» demanda un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célèbres dialogues sur l’île de Naxos. «Je trouve une espèce d’humour à tes oreilles. Ariane : pourquoi ne sont-elles pas encore plus longues ?»
Victoire de la Vie et de l'Amour une fois encore sur la Mort et la Trahison ?
Ça me va.
Au moins ça change de Star wars où le côté obscur de "la Force" l'emporte.