nuit du 29 au 30 juillet 2005 Hier Avant hier
Une bien longue nuit sur la route
ou traversée de nuit d'un paysage charentais par des mots.
Je repense à la journée d'hier.
Elle revient en moi, je revois François Bon et j'entends sa voix que je suis capable de reconnaître au quart de tour, depuis sa série sur France Culture consacrée à l'évocation de Led Zeppelin.
Je m'aperçois aujourd'hui de sa performance physique. François Bon acteur, qui se bat avec ses bras et ses mains (dont l'une s'agrippe et ne lâche pas le livre, pourtant inutile mais indispensable à son équilibre, s'en servant comme d'un funambule avec son balancier), en sueur, essuyant le tour de ses yeux (ça pique dans les yeux, la sueur), affrontant on ne sait qui dans la salle qu'on devine qu'il ne voit pas mais qu'il sent, jouant (tenant compte) des réactions du public. Un espèce d'affrontement sur le fil, sur une crête que lui seul connaît et dont il pourrait basculer d'un côté ou de l'autre, à tout moment. Souvent il cligne des yeux et les ferme presque comme s'il cherchait au loin quelque chose, ou comme pour partir en arrière, revivre un moment passé, un souvenir, Civray, Melle, la mécanique, l'usine...Par moment on a presque peur pour lui, qu'il tombe, qu'il se perde devant nous, en nous perdant aussi.
Il explique à une auditrice impatiente (C'est quand Daewoo ? faisant penser à Et mon bureau ? des réparties de Nina) qu'il part de loin pour s'approcher du sujet. Il passera toute l'heure à explorer cette spirale tantôt dans un sens, s'en approchant, tantôt dans l'autre, s'en éloignant (pour mieux en mesurer la distance, comme quand on cligne les yeux et qu'on les ferme pour voir plus net). L'ensemble est au sens propre comme une mise au point sur le sujet : on tourne l'objectif dans un sens et dans l'autre, par petits coups, afin que ce que l'on vise soit non pas net, mais le plus net qu'on peut.
On comprend bien que le sujet de Daewoo est là, que le livre est là, que c'est bien de cela qu'il s'agit. Non pas de l'histoire d'une fermeture d'usine, il doit y en avoir 25 qui ferment chaque jour en France, mais de l'histoire d'une approche, par les mots, mis en scène (théâtre) ou écrits(livre) de phrases dites par des femmes qui sont en train de perdre leur travail.
En prenant en exemple quelques unes de ces phrases, en apparence tellement banales et anodines, il montre tout le monde que chacune d'elle contient.
La " lecture " que François Bon fait à Melle est subtile :
Il dit : Je sais que vous vous attendez à ça, mais je ne vais pas vous lire des passages d'un livre que j'ai écrit qui s'appelle Daewoo (ça vous pouvez le faire en lisant le livre)(et puis si vous êtes gentils, je vous en lirai quand même mais deux petits morceaux) mais je vais vous parler de mon travail d'écrivain, c'est-à-dire comment la vie, le quotidien, les histoires, le travail, les journaux, la télé, la politique, les syndicats, le système économique... tout nous traverse et donc imprime notre langue et nos mots. De plus, il ne le dit même pas comme ça : il le fait devant nous. Sacré François B. !
Si certains ont pu être déçus du peu de "vraie" lecture de passages du livre (il n'y en aura en fait qu'une au début, et qu'une à la fin), il s'agissait bien pourtant d'une lecture du livre, mais envisagée comme travail d'écrivain face aux phrases déclanchées par un évènement.
Il ne s'agissait pas de nous lire le livre (comme pour nous éviter d'avoir à la faire après), mais au contraire de nous montrer d'où il vient, et nous donner envie de le lire.
- Alors c'est quand Daewoo ?
- Ce sera à chaque fois que ses mots vous traverserons, si vous êtes d'accord de vous laisser traverser par eux, bien sûr. J'ai mis deux ans pour les écrire, c'est mon travail. Au théâtre ils sont mis en scène par Charles Tordjman, c'est un autre travail aussi.
La performance est réussie : on n'a pas vu le temps passer, lui non plus. On s'est tous, presque tous, laissé traverser, par des images, des histoires, des anecdotes, des émotions, des rires.
Des mots, des mots, mais qui me font aussi traverser la Charente de nuit, sans que je m'en aperçoive non plus.
C'est fou les mots qu'écrivent les phares sur les routes de nuit...
J'aime bien l'image des phares comme pinceaux lumineux...
Braque disait que le tableau (pré)existe sur la toile, qu'il suffisait d'enlever la farine blanche qui le recouvrait en faisant de légères touches avec un pinceau.
Peut-être que le travail de l'écrivain consiste aussi (sur une page blanche) de gratter le vernis pour faire apparaître les mots qui sont là et qui attendent qu'on les mette à jour...
" Les lectures publiques n'existaient pas qu'à Paris. Les Charentais aussi les pratiquaient. Vingt siècles après Pline, par exemple, François Bon lisait ses œuvres au festival de Melle, où s'assemblait un public nombreux et enthousiaste venu de la France entière... On connaît même, grâce à des pages retrouvées dans l'antique Internet, le cas d'un nogentais qui n'hésita pas à traverser le Perche, la Touraine et le Poitou, avec sa charrette et sa famille pour assister à l'une de ses lectures... " (Histoire de la lecture en Poitou Charente..., voir hier)